Aux premiers jours de la vie sans vie du confinement, on n’avait rien décidé. La seule certitude que l’on avait, c’était l’envie de relire Proust, de retrouver le temps pour relire La recherche du temps perdu. Et cette relecture s’est accompagnée d’un travail d’écriture motivé par la nécessité d’aller au plus près de la crise qui soudain nous a submergée, d’oser s’avancer au front de l’info pour ne pas rester dans l’effroi.
Marcel Proust, Le côté de Guermantes. Lors d’un dîner à la caserne de Doncières où le narrateur séjourne auprès de son ami, Robert de Saint-Loup, la conversation porte sur la stratégie guerrière et sur la médecine, sur le génie de la guerre et le génie de la médecine: « Mais alors, est-ce que le génie du chef n’est rien ? Ne fait-il vraiment qu’appliquer des règles ? Ou bien à science égale, y a -t-il des grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas, il convient plutôt d’opérer, dans tel cas de s’abstenir? … c’est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnée, il y aura quatre plans qui s’imposent et entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie suivre diverses évolutions auxquelles le médecin doit s’attendre. Et là encore la faiblesse et la grandeur humaine sont des causes nouvelles d’incertitude. »
Au cours du deuxième week-end du temps entre, alors qu’on vient d’écrire un texte à propos de l’importance de la voix en ces temps de dématérialisation extrême, et que l’on continue la lecture de Proust, on s’arrête à un passage extraordinaire à propos de la voix au téléphone dans Le Côté de Guermantes. Le narrateur séjourne à la caserne de Doncières auprès de son ami Robert de Saint-Loup qui est apparenté aux Guermantes. Ce séjour donne lieu à des pages étonnantes à propos de l’art de la guerre et des stratégies communes à la guerre et à la médecine auxquelles on reviendra plus tard. Mais pour l’heure, on s’arrête à ces quelques pages que Proust consacre à la voix au téléphone qui donnent lieu à une réflexion à propos de la voix, de l’absence, de la séparation et de la mort. Le narrateur appelle sa grand-mère à Paris.
Nous voici désormais dans le temps entre, et pourtant, pour l’instant, rien n’a changé, et on éprouve toujours la même oscillation entre enchantement et tristesse. Le dimanche du premier week-end du temps entre, au réveil, on découvre des photographies où deux petites poucettes amies se retrouvent dans l’immense prairie d’un parc à Bruxelles. Assises l’une à côté de l’autre dans l’herbe verte, elles croquent chacune une pomme plus grande que sa bouche, et on les voit marcher main dans la main. Quoi de plus normal, quoi de plus banal que ces images d’enfance? Et cependant elles nous paraissent extraordinaires comme surgies d’un lieu, d’un temps désormais impossibles. Une heure ou deux plus tard, on reçoit un message nous apprenant que le père de l’aimé est mort dans la nuit. Sa respiration, comme celle de tant d’autres personnes âgées, isolées dans les maisons de retraite, l’a quitté.
Envie de printemps, deuil de printemps.
Oscillation entre la vie qui enchante et la mort qui nous laisse sans voix.
Hélène Cixous : «Rien à dire qui puisse atteindre l’endurance de l’écriture. Rien où l’écriture puisse poser son tapis le temps de tisser une phrase. Rien où.[1]»
Au début du cinquième week-end de vie sans vie du confinement, alors que le printemps explose et que le monde extérieur nous appelle, la mer et le ciel, les arbres et les fleurs, on se pose la question de comment on va faire pour durer ? Comment on va faire pour persister? Pour continuer à se protéger soi et les autres alors que vingt-six jours se sont écoulés. Vingt-six jours déjà, vingt-six jours à peine, et combien de temps encore ?
Au cours du deuxième week-end de vie sans vie, on se pose une question : convient-il de parler déjà de l’après? Est-il opportun de parler de l’après ? Libération de ce deuxième week-end de vie sans vie titre Penser l’après, maisn’est-ce pas prématuré alors même que la vague arrive et nous submerge et que cela va durer au moins une dizaine de jours, voire plus ? Parler de l’après maintenant déjà alors qu’on est au pic de la crise, alors qu’on est au creux de la vague ? N’est-ce pas s’empêcher de voir et mettre un voile sur le présent ? Et le changement souhaité, ardemment désiré, le changement nécessaire ne viendra-t-il pas plutôt du fait de s’arrêter et de séjourner un temps suffisant au chevet de ce qui nous arrive? « Nous devons aujourd’hui accepter de nous laisser traverser par l’inquiétude, la tristesse ou le chagrin», écrit la psychanalyste et philosophe Hélène L’Heuillet dans Libération au cours de ce deuxième week-end de vie sans vie.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes-filles en fleurs, histoire d’un confinement ?
On se souvient, de santé fragile depuis l’enfance, Proust souffrait d’asthme et il était sujet aux crises d’étouffement. Il étouffe à neuf ans pour la première fois alors qu’il rentre d’une promenade au Bois de Boulogne avec ses parents. A partir de 1906 – 1907, il vécut confiné, ne quittant sa chambre qu’aux petites heures de l’aube pour aller dîner au Ritz, et consacrant tout son temps à l’écriture de La Recherche. En octobre 1922, il est contaminé par la grippe et il meurt le 18 novembre de cette même année.
Il faut faire preuve d’humilité, énonce un éminent infectiologue qui n’est pas de Marseille à la différence du savant fou, du génial fada Didier Raoult, à propos de l’affaire de la chloroquine qui occupe les écrans et les ondes en ce début de la deuxième semaine de vie sans vie.