On déménage # 3

5 décembre 2021

On déménage # 3 – 5 décembre 2021

« Non il n’était pas si simple de laisser, de quitter et de s’abandonner à ce qui pouvait se produire[1] » pourtant c’est ce qui m’attendait en ce début d’année 2018.

J’étais entre deux villes et entre deux maisons. C’était l’hiver et j’avais fini par accepter l’offre du jeune couple de Parisiens pour l’appartement où j’avais vécu de longues années à Bruxelles. A Marseille, c’était plus compliqué car je ne comprenais pas ce que me voulait le fils des propriétaires avec son catogan et son look de musicien rock du temps passé. J’avais fait offre dès après ma deuxième visite et nous étions encore sur le seuil de la maison quand il m’avait dit : – « Mais vous voulez tuer ma mère ? »  Le ciel était empli de nuages blancs, un temps d’avril,  et j’étais repartie désappointée. Tuer sa mère ? Bien sûr que non, je ne voulais tuer personne et surtout pas sa mère qui était malade. J’avais donc pensé que l’affaire était plutôt mal engagée. Et qu’il était peu probable que je puisse habiter l’ancienne maison ouvrière avec son jardin protégé par un vieux mur de pierres, son citronnier, son olivier et ses lauriers roses. Et que jamais je ne jouirais de la vue sur le pin du cimetière qui surplombe le jardin de son feuillage semblable à un coussin de velours vert foncé. 

En juin, je vidai mon appartement à Bruxelles et je me débarrassai de tout ce qui était inutile pour ne garder que l’essentiel, mes livres et quelques œuvres d’art. Quelques jours plus tard, le jeune couple de Parisiens et moi-même étions assis face au notaire. Le ciel était azur, je quittais le lieu que j’avais habité pendant plus de vingt ans et l’angoisse me serrait la gorge. En septembre à Marseille, avec le couple de propriétaires et leur fils au catogan et à l’allure de vieux rocker, nous avions également signé chez le notaire. A la fin de la lecture de l’acte, la vieille dame m’avait tendu le trousseau de clés de la maison parmi lesquelles un imposant passe-partout doté d’une longue tige en métal doré. Et quand elle l’avait déposé comme à regret dans ma main, j’avais pensé à la clé que les réfugiés palestiniens conservent dans l’espoir insensé d’ouvrir un jour à nouveau la porte de leur maison perdue. Le lendemain, j’ouvris la porte de ma maison et je restai un long moment assise dans le jardin sous le ciel éclatant de la fin de l’été.

Le chantier débuta en octobre, et ce fut aussitôt la guerre : les murs et les faux-plafonds étaient tombés, des gravats, des tas de pierres, la poussière jonchaient le sol, comme  après une explosion. Tout allait très vite, destruction et reconstruction, le ciel était sombre. Je passais sur le chantier chaque lundi, je prenais un café au bar en haut de la rue et je le sirotais sous l’olivier. En novembre, l’espace m’apparut enfin tel que je l’avais imaginé. On avait évacué les gravats, les tas de pierres et la poussière. Ce n’était plus la guerre mais le ciel persistait en gris et le mistral soufflait. Quand arriva décembre, je passai ma  première nuit dans ma chambre dont la fenêtre ouvrait sur le jardin avec au loin le pin du cimetière et son feuillage de velours sombre. 

Cette nuit-là, je rêvai que je retrouvais une petite-fille cachée dans l’ombre d’une maison qui surgissait d’un temps très lointain. Au réveil, j’eus la certitude que j’avais retrouvé ma maison d’enfance. Et je songeai  à ce rêve d’autrefois où un enfant vêtu d’un anorak rouge courait, insouciant, dans un jardin d’automne et s’éloignait de la maison que l’on voyait derrière lui. L’enfant de mon rêve pouvait s’échapper car la maison persistait. Il pouvait s’en aller et il pourrait toujours revenir car la maison demeurait. 


[1] Cécile Wajsbrot, Memorial,Le Bruit du temps, 2019.