10 mai 2020
Aux premiers jours de la vie sans vie du confinement, on n’avait rien décidé. La seule certitude que l’on avait, c’était l’envie de relire Proust, de retrouver le temps pour relire La recherche du temps perdu. Et cette relecture s’est accompagnée d’un travail d’écriture motivé par la nécessité d’aller au plus près de la crise qui soudain nous a submergée, d’oser s’avancer au front de l’info pour ne pas rester dans l’effroi.
Durant ces huit semaines de vie sans vie, on est entrée dans le brouhaha des médias et on a écouté autant que possible les voix bruissantes de la crise, guidée par le fil lent et complexe de l’écriture de Marcel Proust. Les huit semaines de vie sans vie ont certes été un abri et une clôture, mais jamais encore, les fenêtres de la maison n’avaient été à ce point ouvertes sur le monde, et le vacarme que fait le virus silencieux et invisible a envahi notre espace intérieur. Au cours des deux mois de vie sans vie et dans le temps entre qui a suivi, on s’est souvent sentie submergée par toutes les conversations téléphoniques, les échanges écrits, les heures passées en visio-conférences, entre les voix ou les visages des patients durant la semaine, et les voix ou les visages amis et aimés le week-end, auxquels on voulait porter attention et écoute.
Et soudain, un jour, on a éprouvé le besoin de silence.
Et ce besoin de silence nous a semblé paradoxal car les villes désertifiées étaient pourtant bien devenues muettes. Toutes les villes, pas seulement notre village des quartiers nord de Marseille, mais aussi de l’autre côté de la Méditerranée, à Oran où vit l’écrivain Kamel Daoud qui le 29 mars, a écrit et publié un texte intitulé Le retour du silence: « Vous l’avez, on l’a tous, redécouvert, de nuit dans nos villes et villages, écrit-il. On a tous goûté à son eau glaciale et sauvage, même quelques secondes, quand on a fini de faire dormir les enfants et qu’on a tout éteint chez soi. Penché à sa propre fenêtre ou debout à l’heure tardive et nocturne, on a tous été surpris par ce vide soudain présent, cette immense immobilité céleste qui fait tourner le ciel et la terre, dans sa meule, mais sans aucun bruit audible. Dans la nuit, l’insonorité est un coup que l’on prend en pleine poitrine si, pour quelques secondes, on arrête de respirer, seul à sa fenêtre ou dans sa cour, chacun dans son coin dans notre monde menacé. »
Et dans ce silence retrouvé des villes, partout, on a pu entendre à nouveau le chant des oiseaux et voir se glisser la nuit des animaux insolites, renards, canards ou oies sauvages. Alors, au terme de ces deux mois de vie sans vie, on s’est surprise à espérer un retour à la vie normale qui serait aussi retour au silence. Et l’on a éprouvé le besoin de s’absenter dans la maison et le jardin provençal, près du citronnier et de l’olivier, et de fermer pour un temps les portes et fenêtres qui s’étaient ouvertes sur le monde.
Il y a quelques années, L’Opéra de Paris a créé une programmation en ligne, intitulée La 3ème scène. On y trouve quantité de documents vidéos, des créations d’artistes plasticiens, de chorégraphes, en relation avec la vie de l’Opéra et ses coulisses. Parmi ces trésors, une vidéo réalisée par Jean-Stéphane Bron s’intitule Vers le silence. Le cinéaste filme une répétition de la Neuvième Symphonie de Gustav Mahler et il s’arrête à ce moment de suspens où le chef d’orchestre dit aux musiciens : « Ecoutez le silence, le silence est beaucoup plus fort que les notes ». Et soudain, on voit et on entend le silence s’installer furtivement entre la main gauche dressée du chef d’orchestre et sa baguette qui continue de trembler dans sa main droite. On entend et on voit apparaître un espace entre, un espace de silence.
Parmi les présences qui nous accompagnent depuis l’adolescence, il y a celle de Gustav Mahler, compositeur des Kindertotenlieder et de Das Lied von der Erde/ Le Chant de la Terre qui est ‘le’ chant de la disparition et de l’adieu. Gustav Mahler, découvert à l’adolescence quand on vit pour la première fois La mort à Venise de Visconti, tiré du court roman éponyme de Thomas Mann. Splendeur funeste de Venise gagnée par le choléra. Et l’on conserve, c’est un souvenir très vif, cette idée d’une possible dissolution de toute chose matérielle, du ciel et de la terre, mais aussi d’un temps et d’une époque dans la musique de l’Adagietto de la Cinquième Symphonie qui accompagne le film.
En 1907, Gustav Mahler quitte l’Opéra de Vienne qu’il a dirigé pendant dix ans, et perd sa petite-fille Maria, âgée de quatre ans. Cette année et celles qui vont suivre sont des années de crise effroyable, et le compositeur se réfugie dans sa cabane en bois à Toblach dans les Dolomites où il compose, en 1908 et 1909, Le Chant de la Terre ainsi que la Neuvième Symphonie.
Ce même jour où l’on découvre la vidéo Ecoutez le silence sur le site de l’Opéra de Paris, on retrouve aussi une lettre que Gustav Mahler a écrite en 1908 à son ami, le chef d’orchestre Bruno Walter. Il décrit la crise intime qu’il vient de traverser et le désir intense de vivre qui, s’empare à nouveau de lui. Alors cette fois, plutôt que les mots de Marcel Proust, ce sont ceux de Mahler que l’on choisit de donner à lire et à entendre pour comprendre la crise si terrible qui parfois nous assaille, et pour inviter à écouter le silence.
« Retrouver le chemin de moi-même et reprendre conscience ne m’est possible qu’ici et dans la solitude, écrit Gustav Mahler. Car depuis que m’a saisi cette terreur panique à laquelle j’ai un jour succombé, je n’ai rien tenté d’autre que de regarder et d’écouter autour de moi. Si je dois retrouver le chemin de moi-même, alors il faut que je me livre encore aux terreurs de la solitude … En tout cas, il ne s’agit absolument pas d’une crise hypocondriaque de la mort, comme vous avez l’air de le croire. J’ai toujours su que j’étais mortel. Sans essayer de vous expliquer ni de vous décrire quelque chose pour quoi il n’existe sans doute pas de mots, je vous dirai que j’ai perdu d’un seul coup toute la lumière et toute la sérénité que je m’étais conquises et que je me trouve devant le vide, comme si, à la fin de ma vie, il me fallait apprendre de nouveau à me tenir debout et à marcher comme un enfant … J’ai vécu depuis un an et demi tant d’expériences nouvelles que je suis incapable d’en parler. Est-il tout simplement possible de décrire une crise aussi terrible? Je vois tout sous un jour nouveau et mon évolution est tellement rapide! Je ne m’étonnerais même pas si, un matin, je m’éveillais avec un corps nouveau (comme Faust dans la dernière scène). Plus que jamais, la soif de vivre me tient au corps, plus que jamais je trouve agréable ‘la douce habitude d’exister’… Comme il est absurde de se laisser submerger par les tourbillons du fleuve de l’existence! D’être infidèle ne fût-ce qu’une seule heure à soi-même et à cette puissance supérieure qui nous dépasse! Et pourtant, alors même que j’écris cela, je sais déjà que, à la prochaine occasion, et par exemple déjà en quittant cette pièce, je serai tout aussi fou que les autres. Qu’est-ce donc en nous qui pense et qui agit? Comme c’est étrange! Lorsque j’écoute de la musique ou lorsque je dirige, j’entends très précisément la réponse à toutes ces questions et j’atteins alors une sécurité et une clarté absolues. Mieux, je ressens avec force qu’il n’existe même pas de questions! »
« Sans essayer de vous expliquer ni de vous décrire quelque chose pour quoi il n’existe sans doute pas de mots, je vous dirai que j’ai perdu d’un seul coup toute la lumière et toute la sérénité que je m’étais conquises et que je me trouve devant le vide, comme si, à la fin de ma vie, il me fallait apprendre de nouveau à me tenir debout et à marcher comme un enfant… » Et : «plus que jamais je trouve agréable la douce habitude d’exister.»
La douce habitude d’exister…
«Ecoutez le silence», dit le chef d’orchestre de l’Opéra de Paris à ses musiciens en répétition. Ecouter le silence, non pas à l’impératif mais à l’infinitif : c’est ce que l’on décide de faire à présent. Ecouter le silence, pour retrouver ce petit espace vide si précieux, si vital qui s’insère et se glisse entre la main gauche dressée et la baguette tremblante du chef d’orchestre. En sachant, bien sûr, qu’une reprise est toujours possible.