6 mai 2020
Marcel Proust, Le côté de Guermantes. Lors d’un dîner à la caserne de Doncières où le narrateur séjourne auprès de son ami, Robert de Saint-Loup, la conversation porte sur la stratégie guerrière et sur la médecine, sur le génie de la guerre et le génie de la médecine: « Mais alors, est-ce que le génie du chef n’est rien ? Ne fait-il vraiment qu’appliquer des règles ? Ou bien à science égale, y a -t-il des grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas, il convient plutôt d’opérer, dans tel cas de s’abstenir? … c’est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnée, il y aura quatre plans qui s’imposent et entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie suivre diverses évolutions auxquelles le médecin doit s’attendre. Et là encore la faiblesse et la grandeur humaine sont des causes nouvelles d’incertitude. »
Proust, écrivain de son temps, qui résonne particulièrement avec le moment présent, quand il s’agit de prévoir les plans qui permettront de faire face à l’ennemi incertain qu’est le virus. Médecine et stratégie de guerre, art militaire ou art de la chirurgie : pour Marcel Proust, dans chacune de ces disciplines, «les éléments fournis par deux états de maladie étant les mêmes », il s’agit de sentir « à un rien, qui est fait de l’expérience et interprété » la conduite à suivre.
Sentir à un rien, qui est fait de l’expérience et interprété, la conduite à suivre…
Car un léger parfum de guerre revient en douce dans les discours à propos de la stratégie du déconfinement et de cet autre temps que le président de la France qualifie de « première étape de vie avec le virus après le confinement », dont on sait que ce ne sera pas un retour à la normale. Première étape de vie avec le virus après le confinement. Ainsi, en France, on crée des brigades comme aux temps des révolutions lointaines, ou alors simplement parce que l’idée vient de Chine. En Allemagne, on n’appelle pas ces équipes mobiles brigades, car le terme reste associé à l’époque pas si lointaine des Brigades rouges, on les nomme Inspecteur Corona, titre possible d’une nouvelle série sur les chaînes de télévision publiques. A chaque pays sa sémantique, comme si la crise du coronavirus ne pouvait se passer de métaphore, tant il est difficile de bien nommer la situation. Alors on avance masqués, jusque dans le langage.
Durant les huit semaines de vie sans vie du confinement, on a appris à vivre à distance. On a appris à vivre dans la clôture, jusqu’à atteindre le degré zéro de l’expérience du corps de l’autre. Mais à présent, alors qu’arrive le temps de la première étape de vie avec le virus après le confinement, il va falloir apprendre à vivre le rapprochement mais à distance, tous corps séparés. Apprendre à vivre en présence et à distance des autres, à 1m 50. Mettre des limites et instaurer des séparations dans nos présences. Dans les bureaux open space, on réaménage désormais des espaces avec du Plexiglas. Séparation et transparence : on se voit mais surtout on ne se touche pas. Va-t-on pouvoir encore s’entendre, et comment bien se parler masqué ? En Belgique, on finalise la production de bracelets qui envoient une alerte (vibration, son ou lumière) lorsque la limite sanitaire est franchie. Des entreprises envisagent d’offrir un tel bracelet électronique à leurs employés afin de les avertir quand la distance de sécurité sera outrepassée. On va donc vibrer, sonner et s’allumer au moindre franchissement !
Et pendant ce temps, le premier jour du deuxième week-end du temps entre, le directeur de l’Ehpad Les Quatre Saisons à Bagnolet est interviewé sur Inter. Il est sur le fil, sa voix est tendue à l’extrême et tremble d’épuisement. Il évoque les visites des familles aux résidents, et la difficulté de ne pouvoir prendre le parent ou le grand-parent dans les bras ; l’épreuve de ne se voir que dans les yeux, par les yeux, de ne voir que les yeux. Dans son ehpad, il n’y a plus de barrières entre les différents métiers : les filles de service et les équipes de nettoyage font du soin au même titre que les soignants. Et lorsqu’on lui demande: – « Mais vous arrivez à décompresser ? », il répond : – « Non!… Mais on traverse des moments de joie, on danse beaucoup, on se défoule, ça fait du bien, et ça fait rire les résidents.» Quand elles rentrent chez elles, les employées culpabilisent, alors elles reviennent sur leurs jours de congé. Tous sont pris dans un tourbillon, il n’y a plus de limites : « Ils nous lâchent pas, ils lâchent pas les résidents », dit-il. Aux Quatre Saisons à Bagnolet, les résidents ne lâchent pas les soignants et les soignants ne lâchent pas les résidents. Aux Quatre Saisons de Bagnolet, on ne se lâche pas, quand partout ailleurs on nous enseigne à ne pas se toucher.
L’après-midi du dimanche du deuxième week-end du temps entre, on apprend la disparition du chanteur Idir, grande voix kabyle, auteur d’une berceuse qui a fait le tour du monde en 1973 A vava Inouva. Voici le dernier couplet de A vava Inouva, et voici aussi la voix d’Idir. Et la belle voix chaude et rauque du chanteur kabyle vient heureusement contredire l’image insensée qui accompagne ce texte, une photographie qui nous vient de Corée.
La neige s’est entassée contre la porte
L' »ihlulen » bout dans la marmite
La tajmaât rêve déjà au printemps
La lune et les étoiles demeurent claustrées
La bûche de chêne remplace les claies
La famille rassemblée
Prête l’oreille au conte :
– Je t’en prie, père Inouba ouvre-moi la porte
– O fille Ghriba, fais tinter tes bracelets
– Je crains l’ogre de la forêt, père Inouba
– O fille Ghriba, je le crains aussi
Je crains l’ogre de la forêt, Père Inouva. O fille Ghriba, je le crains aussi. L’ogre de la forêt.