# 17 – Un autre temps, le temps entre (2) Ecouter les voix, et celle de Guillaume Gallienne lecteur de Proust

30 avril 2020

Lire Proust au temps du coronavirus #17 – 30 mars 2020

Nous voici désormais dans le temps entre, et pourtant, pour l’instant, rien n’a changé, et on éprouve toujours la même oscillation entre enchantement et tristesse. Le dimanche du premier week-end du temps entre, au réveil, on découvre des photographies où deux petites poucettes amies se retrouvent dans l’immense prairie d’un parc à Bruxelles. Assises l’une à côté de l’autre dans l’herbe verte, elles croquent chacune une pomme plus grande que sa bouche, et on les voit marcher main dans la main. Quoi de plus normal, quoi de plus banal que ces images d’enfance? Et cependant elles nous paraissent extraordinaires comme surgies d’un lieu, d’un temps désormais impossibles. Une heure ou deux plus tard, on reçoit un message nous apprenant que le père de l’aimé est mort dans la nuit. Sa respiration, comme celle de tant d’autres personnes âgées, isolées dans les maisons de retraite, l’a quitté.

Envie de printemps, deuil de printemps. 

Oscillation entre la vie qui enchante et la mort qui nous laisse sans voix. 

Marcel Proust, Du côté de Guermantes : «Mais un souvenir, un chagrin sont mobiles. Il y a des jours où ils s’en vont si loin que nous les apercevons à peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention à d’autres choses.» 

Alors, au creux du chagrin qui nous envahit, on fait attention à d’autres choses et on écoute les voix qui nous aident à penser. Et ce dimanche matin du premier week-end du temps entre, c’est la voix chantante de la philosophe et psychanalyste Julia Kristeva sur France Inter. Elle nous rappelle le sens des mots grecs anciens, zoe qui désigne la vie naturelle, la vie nue de l’organisme biologique, et bios qui dit la vie humaine. Dans cette crise du coronavirus qui est une question de vie et de mort, on ne peut réduire la vie au seul organisme biologique, car la vie est aussi une quête de sens et de reconstruction de soi. Et la survie passe par une attention à la vie jusque dans la mort. Et Julia Kristeva évoque ce médecin réanimateur qui fait entendre de la musique à ses patients placés en coma artificiel, pour les réparer, pour restaurer leur capacité de penser, pour qu’ils puissent se refaire et rebondir. Elle insiste aussi sur la nécessité de préserver l’expérience intérieure…

Préserver l’expérience intérieure, c’est ce que l’on tente ici depuis plus de six semaines en essayant de nommer ce réel innommable ou impossible selon les mots de Jacques Lacan, et en prenant appui sur les écrits de quelques écrivains dont Proust le premier. Dire notre expérience (nous qui avons la chance de pouvoir profiter autant que possible de l’abri provisoire du confinement) entre enchantement et tristesse.

Ce dimanche du premier week-end du temps entre, la voix chantante de Julia Kristeva nous soutient. Mais une autre voix nous soutient également : celle d’Emmanuel Demarcy Motta, Directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’Automne à Paris, lue dans AOC (Analyse Opinion Critique). Dès le début du confinement, Emmanuel Demarcy Motta a fait le choix, pour les réunions qu’il tient au cours d’une journée, de ne pas voir les personnes avec lesquelles il parle, mais de les écouter pour « essayer d’entendre leur pensée.» Au bout de quelques jours, la caméra de son téléphone s’est cassée, et il a préféré ne pas la réparer. Il a fait le choix de l’écoute et du silence et a refusé la vidéo-conférence à plusieurs. Car dans l’écoute, il ne voulait qu’une personne à la fois.

Alors ces deux voix, l’une entendue, l’autre lue, nous ramènent à cette idée qu’en ces temps de dématérialisation extrême de tous les contacts, la voix est ce qui nous reste du corps. Car sur nos écrans, le corps n’est pas un corps. Sur nos écrans, le corps n’est qu’une image animée d’un corps, réduit à deux dimensions et intouchable. Ce corps-image, on peut le voir,  mais on ne peut le toucher. La voix, elle, reste la voix. Et même si elle est  légèrement déformée, par le microphone et les haut-parleurs, elle contient toujours en elle la puissance, la douceur, la rugosité ou les trébuchements du corps. Elle rend le corps présent, c’est aussi ce nous dont faisons l’expérience dans l’exercice de la psychanalyse à distance.

En 1930, Jean Cocteau, presque contemporain de Proust, écrit  une pièce monologue intitulée La voix humaine. Une voix féminine parle à un absent au téléphone. Il en existe un enregistrement plus vrai que vrai par Simone Signoret avec sa voix rauque et chuchotée : « J’étais en train de te dire que si tu me mentais par bonté et que je m’en aperçoive, je n’en aurais que plus de tendresse pour toi…On a l’illusion d’être l’un contre l’autre et brusquement on met des caves, des égouts, toute une ville entre soi … »

Des économistes le prédisent, la crise du coronavirus est aussi un accélérateur du capitalisme numérique. On en aperçoit les prémices dans les dispositifs qui accompagnent la sortie du confinement. L’application controversée de traçage COVID, mais aussi l’instauration d’une centrale d’appels AlloCovid où un agent virtuel « intelligent » mène désormais l’entretien.  Le politique oscille et hésite entre voix humaines et perte de voix.

Et Proust? L’enchantement de Proust…

On revient une dernière fois au voyage en train du narrateur à Balbec. Après ce passage où le narrateur s’enivre dans le bar du train pour calmer son anxiété, sous le regard désapprobateur de sa grand-mère; après le second extrait, celui des images successives d’une fenêtre du wagon à l’autre, avec la couleur rose du ciel qui n’était « ni inertie ni caprice mais nécessité et vie » où Proust émet cette belle idée de « rentoiler les fragments intermittents et opposites » ; après la découverte prosaïque de l’église de Balbec, petite vieille ridée sur une place de village avec ses cafés, ses succursales de banques, ses affiches électorales et ses odeurs de pâtisserie, voici un dernier extrait : celui de la jeune-fille qui apporte le café au lait aux voyageurs à l’aube sous un ciel rose. Et le voici, cet extrait, à travers la voix de Guillaume Gallienne, dans une des dernières séquences de sa série de lectures intitulée Ca ne peut pas faire de mal qu’il a tenues le samedi soir durant plusieurs années:

« Maintenant sous le ciel rose, on sentait que le soleil s’était formé et que par sa propre élasticité, il allait jaillir… »

Guillame Gallienne, Lecture de Proust, samedi 1er février 2020, accompagné par le pianiste Alexandre Tharaud 
 

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