25 mars 2020
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes-filles en fleurs, histoire d’un confinement ?
On se souvient, de santé fragile depuis l’enfance, Proust souffrait d’asthme et il était sujet aux crises d’étouffement. Il étouffe à neuf ans pour la première fois alors qu’il rentre d’une promenade au Bois de Boulogne avec ses parents. A partir de 1906 – 1907, il vécut confiné, ne quittant sa chambre qu’aux petites heures de l’aube pour aller dîner au Ritz, et consacrant tout son temps à l’écriture de La Recherche. En octobre 1922, il est contaminé par la grippe et il meurt le 18 novembre de cette même année.
Dans La Recherche, le narrateur contracte la maladie suite à ses sorties et à ses jeux qui ne sont pas dénués de volupté, avec Gilberte aux Champs-Elysées. Retenons ici l’interdiction de l’espace public: «Depuis quelque temps, dans certaines familles, le nom des Champs -Elysées, si quelque visiteur le prononçait, était accueilli par les mères avec l’air malveillant qu’elles réservent à un médecin réputé auquel elles prétendent avoir vu faire trop de diagnostics erronés pour avoir encore confiance en lui ; on assurait que ce jardin ne réussissait pas aux enfants, qu’on pouvait citer plus d’un mal de gorge, plus d’une rougeole et nombre de fièvres dont il était responsable» écrit Proust. Et cette interdiction d’accès à un espace de jeu dangereux à plus d’un titre, permet au narrateur de pénétrer cet autre espace, ardemment désiré, qu’est la maison des Swann. Au plus fort de la maladie qui l’isole dans sa chambre, il reçoit la lettre tant attendue de Gilberte: «Mon cher ami, j’ai appris que vous aviez été très souffrant et que vous ne veniez plus aux Champs-Elysées. Moi je n’y vais guère non plus parce qu’il y a énormément de malades…»
Au deuxième jour de la deuxième semaine de vie sans vie du confinement, on reprend le travail, et on reçoit à nouveau les voix des patients dans l’oreille. Soigner par la voix, soigner avec la voix.
Au deuxième jour de la deuxième semaine, l’Espagne est au bord de la catastrophe. Au deuxième jour de la deuxième semaine, l’Espagne est dans la catastrophe. L’Espagne n’attend plus la vague, elle est déjà submergée. A Madrid, une patinoire a été transformée en morgue et un palais des expositions en hôpital provisoire. En Espagne, on retrouve des cadavres morts dans les Ehpads. Dans les hôpitaux français, on compte 240 morts en 24 heures et le pic n’est pas encore atteint. Ce matin sur France Inter, la voix brisée de Martin Hirsch, Directeur général de l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris fait entendre un appel à l’aide. 240 : le chiffre ne comprend pas les morts des Ehpads, 21 dans les Vosges, 16 et 14 morts à Paris et à Saint-Germain en Laye. On meurt seul, on meurt abandonné, et seule une personne de la famille est autorisée à voir le corps du défunt, car il faut, dit-on, privilégier l’humanité. L’humanité ?
Et l’Italie ?
En Italie, on avait espéré une décrue au début de cette deuxième semaine de vie sans vie du confinement. Mais en Italie, la vague est toujours là. L’Italie compte 743 morts, une nouvelle hausse par rapport aux premiers jours de cette deuxième semaine.
Le soir du deuxième jour de la deuxième semaine de vie sans vie, France 2 propose une émission de variétés intitulée Ensemble avec nos soignants. Mais le plateau est vide et les animateurs sont seuls sur la scène, face à un mur de visages: des soignants, des artistes, des citoyens qui l’un après l’autre sortent de leur petite fenêtre. Certes, il faut du courage pour tenir dans un tel vide et face à tant d’absences, mais la télévision ne pourrait-elle faire preuve d’un peu plus d’imagination? Et ne pas recycler ses plateaux de variétés? On entend alors après chaque prise de parole, la petite phrase qui s’est répandue en clôture de nos conversations depuis le premier jour de vie sans vie du confinement : «prends soin de toi», «prenez soin de vous et de vos proches.»
Prends soin de toi. Prenez soin de vous…
Dans Le Monde de ce deuxième jour de la deuxième semaine de vie sans vie du confinement, la philosophe Claire Marin revient elle aussi sur le mot «guerre». Non ce n’est pas la guerre!, écrit-elle, mais une stratégie de l’esquive: «Il s’agit non pas d’aller au contact mais bien plutôt d’esquiver le virus comme un boxeur agile qui refuserait de rendre les coups.» Mais ce que vivent les soignants s’apparente bien à la guerre et les hôpitaux sont comme des champs de bataille. Un médecin généraliste qui exerce dans la campagne près d’Amiens affirme n’avoir jamais éprouvé aucune peur à exercer sa profession, mais cette fois, pour la première fois, il se sent vulnérable.
Combien de temps restera-t-on confiné? On ne peut le dire. Au moins jusque fin avril, six semaines de confinement, indique le Conseil scientifique, jusqu’à ce que la courbe épidémique s’inverse. Sur France Inter,ce matin de la deuxième semaine de vie sans vie du confinement, le journaliste confond les jours et rectifie: « nous sommes mercredi et non pas mardi! » Ce matin de la deuxième semaine de vie sans vie, on perd la notion du temps. Ce matin de la deuxième semaine de vie sans vie, les jours glissent sur les jours, les jours ressemblent aux jours et se superposent aux jours.
Alors on se dit qu’il faut être attentif et ne pas hésiter à casser le rythme.