# 18 – Un autre temps, le temps entre (3). Proust et la voix au téléphone, lecture

3 mai 2020

Lire Proust au temps du coronavirus # 18 – 3 mai 2020

Au cours du deuxième week-end du temps entre, alors qu’on vient d’écrire un texte à propos de l’importance de la voix en ces temps de dématérialisation extrême, et que l’on continue  la lecture de Proust, on s’arrête à un passage extraordinaire à propos de la voix au téléphone dans Le Côté de Guermantes.  Le narrateur séjourne à la caserne de Doncières auprès de son ami Robert de Saint-Loup qui est apparenté aux Guermantes. Ce séjour donne lieu à des pages étonnantes à propos de l’art de la guerre et des stratégies communes à la guerre et à la médecine auxquelles on reviendra plus tard. Mais pour l’heure, on s’arrête à ces quelques pages que Proust consacre à la voix au téléphone qui donnent lieu à une réflexion à propos de  la voix, de l’absence,  de la séparation et de la mort. Le narrateur appelle sa grand-mère à Paris.

Prolongements…

« … puis je parlai, et après quelques instants de silence, tout d’un coup, j’entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand-mère avait causé avec moi, ce qu’elle me disait, je l’avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix elle-même, je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois. Et parce que cette voix m’apparaissait changée dans ses proportions dès l’instant qu’elle était un tout, et m’arrivait ainsi seule et sans l’accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce…

Était-ce donc uniquement la voix qui, parce qu’elle était seule, me donnait cette impression nouvelle qui me déchirait ? Non pas ; mais plutôt que cet isolement de la voix était comme un symbole, une évocation, un effet direct d’un autre isolement, celui de ma grand-mère pour la première fois séparée de moi…  

Aussi, ce que j’avais sous cette petite cloche approchée de mon oreille, c’était, débarrassée des pressions opposées qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et dès lors irrésistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse. Ma grand-mère, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou de revenir.  Cette liberté qu’elle me laissait désormais, et à laquelle je n’avais jamais entrevu qu’elle pût consentir, me parut tout d’un coup aussi triste que pourrait être ma liberté après sa mort (quand je l’aimerais encore et qu’elle aurait à jamais renoncé à moi). Je criai : « Grand-mère, grand-mère », et j’aurais voulu l’embrasser ; mais je n’avais près de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-être me visiter quand ma grand-mère serait morte. « Parle-moi » ; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d’un coup de percevoir cette voix. Ma grand-mère ne m’entendait plus, elle n’était plus en communication avec moi, nous avions cessé d’être en face l’un de l’autre, d’être l’un pour l’autre audibles, je continuais à l’interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d’elle devaient aussi s’égarer. Je palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j’avais éprouvée autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l’avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu’elle me cherchait, de sentir qu’elle se disait que je la cherchais ; angoisse assez semblable à celle que j’éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu’on ne leur a pas dit, et l’assurance qu’on ne souffre pas. Il me semblait que c’était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l’appareil, je continuais de répéter en vain : « Grand-mère, grand-mère », comme Orphée resté seul, répète le nom de la morte. »

Comme Orphée resté seul, répète le nom de la morte.

Philippe Jaroussky, Che farò senza Euridice (Orfeo ed Euridice, Gluck)

Un commentaire sur « # 18 – Un autre temps, le temps entre (3). Proust et la voix au téléphone, lecture »

  1. La voix. Si précieuse en ces moments où l’on ne se voit pas…En ce temps où je redécouvre l’usage du téléphone… et des longues conversations! Quel souvenir en conserverons-nous?

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