# 12 – Cinquième week-end de vie sans vie. Comment vivre en étant séparée de la vie des autres ?

13 avril 2020

Lire Proust au temps du coronavirus # 12 – 13 avril 2020

Hélène Cixous : «Rien à dire qui puisse atteindre l’endurance de l’écriture. Rien où l’écriture puisse poser son tapis le temps de tisser une phrase. Rien où.[1]» 

Au début du cinquième week-end de vie sans vie du confinement, alors que le printemps explose et que le monde extérieur nous appelle, la mer et le ciel, les arbres et les fleurs, on se pose la question de comment on va faire pour durer ? Comment on va faire pour persister? Pour continuer à se protéger soi et les autres alors que vingt-six jours se sont écoulés. Vingt-six jours déjà, vingt-six jours à peine, et combien de temps encore ?

Au début du cinquième week-end de vie sans vie qui est aussi le week-end de Pâques, on regarde le ciel et la lumière vive qui baigne le jardin à Marseille, et on réfléchit à la semaine qui vient de s’écouler. Car «dans ce temps vain vain qui tombe brutalement en arrière jour après jour, comme un trapéziste qui rate son saut vers le perchoir» comme l’écrit Hélène Cixous, dans ce temps vain vain, les semaines ressemblent aux semaines comme les jours se superposent aux jours. Mais si on s’y arrête un instant, si on fait l’effort de se pencher sur le temps écoulé, on s’aperçoit que chaque semaine possède son propre éclat et contient une expérience particulière.

Ainsi pour cette cinquième semaine écoulée, le mot-clé serait isolement. On connaît bien la solitude, on entretient avec elle un rapport amical depuis de nombreuses années, et on a toujours trouvé plaisir et réconfort dans ce rapport à soi qu’elle autorise. Mais ce que l’on vit depuis le premier jour de vie sans vie n’appartient plus à la solitude. Ce que l’on vit depuis le premier jour de vie sans vie confine à l’esseulement. Car comment peut-on vivre sans voir les autres? Comment peut-on vivre sans les entendre, sans leur parler en vrai et sans les toucher? Sans les aimés, sans les amis et les humains que l’on croise et que l’on côtoie habituellement dans les rues de la ville ou sur les sentiers des collines, sans tous les autres humains connus ou inconnus? Comment vivre en étant séparée de la vie des autres? Alors oui, au bout de la cinquième semaine, le temps nous paraît infiniment long. Et on se demande comment on va pouvoir tenir plus longtemps encore dans une telle dématérialisation de tous les liens, à ne voir des visages que sur des écrans, à n’entendre des voix qu’au téléphone. A se voir soi-même parlant alors qu’on parle à d’autres, à se regarder soi-même sur l’écran alors qu’on regarde quelqu’un d’autre. Confondants miroirs pour lesquels l’exercice de la psychanalyse en temps de confinement n’est d’aucun secours, puisqu’elle démultiplie elle-même les conversations et l’écoute à distance.

Dans Le Carnet d’un urgentiste du quotidien belge Le Soir, le chef de service associé aux Urgences du CHU de Liège, évoque la manière dont les soignants se regardent désormais : «Le fait de ne voir que les yeux crée une séparation, dit-il, telle que les gens ressentent enfin le besoin de se soutenir mutuellement. Le masque crée une barrière évidente : on ne voit plus ni bouche, ni nez ; on perd les expressions du visage. Mais ça pousse les gens à communiquer davantage, ça force les gens à être plus explicites… En fait, c’est comme si la communication était améliorée grâce à un frein lié au costume.» 

Le masque : un frein qui améliore la communication ?

Image insolite: le matin du Vendredi saint, à Notre-Dame de Paris, une méditation a lieu à  huis-clos. Les musiciens et les comédiens sont  habillés de combinaisons blanches de peintres en bâtiment parcourues de bandes rouges et les prélats avancent dans la nef coiffés de casques de chantier. 

Image crépusculaire: le Pape est assis seul sous un dais, il donne une bénédiction Urbi et Orbi exceptionnelle le 27 mars passé, au milieu d’une Place St Pierre vide, grise et luisante de pluie. 

Et Proust? On s’en souvient, le narrateur passe l’été au Grand-Hôtel de Balbec et il n’est pas en mal de vie sociale puisque c’est là qu’apparaissent quelques personnages-clés de La Recherche apparentés aux Guermantes : la vieille Marquise de Villeparisis, Robert de Saint-Loup, Bloch, et puis surtout le baron de Charlus qui surgit dans toute son ambiguïté. Par une fin d’après-midi, le narrateur voit passer sur la digue «cinq ou six fillettes aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas compté sur la plage une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d’oiseaux.» Et Proust décrit cela même dont nous sommes privés depuis cinq semaines, le groupe solidaire et mouvant des jeunes-filles au milieu de la foule des passants: « Individualisées maintenant, pourtant la réplique que se donnaient les uns aux autres leurs regards animés de suffisance et d’esprit de camaraderie et dans lesquels se rallumaient d’instant en instant tantôt l’intérêt, tantôt l’insolente indifférence dont brillait chacune… cette conscience aussi de se connaître entre elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en faisant « bande à part », mettaient entre leurs corps indépendants et séparés, tandis qu’ils s’avançaient lentement, une liaison individuelle, mais harmonieuse comme une même ombre chaude, une même atmosphère, faisant d’eux un tout aussi homogène en ses parties qu’il était différent de la foule au milieu de laquelle se déroulait leur cortège.»

Se glisser, se fondre dans une foule de passants, faire corps avec les autres : voilà ce dont nous sommes privés depuis cinq semaines et sans doute pour très longtemps. 


[1] Hélène Cixous, Comme tout le monde,  AOC (Analyse Opinion Critique), 12 avril 2020

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