Marcel Proust, A l’ombre des jeunes-filles en fleurs : «Puis les concerts finirent, le mauvais temps arriva, mes amies quittèrent Balbec, non pas toutes ensemble, comme les hirondelles, mais dans la même semaine. Albertine s’en alla la première, brusquement, sans qu’aucune de ses amies eût pu comprendre, ni alors, ni plus tard, pourquoi elle était rentrée tout à coup à Paris, où ni travaux, ni distractions ne la rappelaient.»
Le dimanche du sixième week-end de vie sans vie, est jour de pluie et de ciel gris. Dès l’aube, on entend les gouttes crépiter dans la cour du jardin provençal qui restera humide et luisante toute la journée ainsi que les jours suivants. Le dimanche du sixième week-end de vie sans vie, la pluie grise nous incite à plus de paresse que les jours de la semaine. Alors on profite de ce moment pour aborder une question difficile.
Quelques jours après les premiers jours de la vie sans vie du confinement, éveillée au milieu de la nuit, on s’était dit qu’on n’allait pas déjà compter les jours et qu’on ne pourrait pas continuer à compter les morts. Car chaque jour, les morts s’ajoutaient aux morts et aujourd’hui encore, chaque jour, les morts s’additionnent aux morts jusqu’à atteindre des chiffres inouïs. Au fil des jours qui se sont superposés aux jours, on a vécu au rythme de cet insupportable comptage. Et tout à coup, à la veille du sixième week-end de vie sans vie, on se surprend à compter le temps qui reste, ce « temps vain vain qui tombe brutalement à l’envers » comme l’écrivait Hélène Cixous il y a quelques jours. A la veille du sixième week-end de vie sans vie, on commence le comptage à l’envers, le comptage à rebours, car il reste quatre semaines jusqu’à la date annoncée du début de la fin du confinement. Et l’on se dit: quatre semaines pour vivre et profiter de la vie protégée.
Au début de la cinquième semaine de vie sans vie du confinement, une fenêtre s’entrouvre et l’on croit apercevoir une lueur au loin. Et cela nous paraît curieux car bien évidemment, à ce jour, rien n’est moins sûr quant à l’issue. Et pourtant…
Hélène Cixous : «Rien à dire qui puisse atteindre l’endurance de l’écriture. Rien où l’écriture puisse poser son tapis le temps de tisser une phrase. Rien où.[1]»
Au début du cinquième week-end de vie sans vie du confinement, alors que le printemps explose et que le monde extérieur nous appelle, la mer et le ciel, les arbres et les fleurs, on se pose la question de comment on va faire pour durer ? Comment on va faire pour persister? Pour continuer à se protéger soi et les autres alors que vingt-six jours se sont écoulés. Vingt-six jours déjà, vingt-six jours à peine, et combien de temps encore ?
Trois semaines déjà se sont écoulées depuis le premier jour de vie sans vie, et en ces premiers jours de la quatrième semaine de confinement, on se dit que le temps passe étrangement vite, entre torpeur et vitesse. En ces premiers jours de la quatrième semaine, on décide de revenir à Proust et au voyage que le narrateur fait en train vers Balbec. On s’en souvient, outre l’expérience temporelle qui est au cœur de La Recherche, c’est aussi à une expérience esthétique que Proust nous convie. Alors on décide de s’arrêter à cette expérience, le temps d’un texte. Le temps du passage d’une réalité perçue ou mémorisée à sa transposition dans un tableau ou dans l’écrit. L’écriture, et pas seulement le cinéma, est aussi un art du montage.
Au début de la troisième semaine de vie sans vie, on avait ressenti le besoin de ralentir et de s’arrêter au chevet de ce qui nous arrive. Prendre le temps de penser la tristesse, la vulnérabilité et les funérailles confinées. Ne pas sauter dans l’après et rester présente au présent. Et puis voici que l’urgence et les chiffres affolants nous ont rattrapée, voici que sont arrivées les deux semaines annoncées et la fameuse vague et le pic en France. Voici aussi, et cela on ne pouvait, on ne voulait le prévoir, que le coronavirus s’est approché de nous, nous menaçant au cœur, au petit cœur battant d’une petite-fille qui il y a quelques jours encore trottinait d’un pas vif et chantonnait en poussant la poussette rose de son baby dans une rue de Bruxelles.
Alors on a suspendu son souffle et on a suspendu le temps.
Au cours du deuxième week-end de vie sans vie, on se pose une question : convient-il de parler déjà de l’après? Est-il opportun de parler de l’après ? Libération de ce deuxième week-end de vie sans vie titre Penser l’après, maisn’est-ce pas prématuré alors même que la vague arrive et nous submerge et que cela va durer au moins une dizaine de jours, voire plus ? Parler de l’après maintenant déjà alors qu’on est au pic de la crise, alors qu’on est au creux de la vague ? N’est-ce pas s’empêcher de voir et mettre un voile sur le présent ? Et le changement souhaité, ardemment désiré, le changement nécessaire ne viendra-t-il pas plutôt du fait de s’arrêter et de séjourner un temps suffisant au chevet de ce qui nous arrive? « Nous devons aujourd’hui accepter de nous laisser traverser par l’inquiétude, la tristesse ou le chagrin», écrit la psychanalyste et philosophe Hélène L’Heuillet dans Libération au cours de ce deuxième week-end de vie sans vie.
En ce début du deuxième week-end de vie sans vie du confinement, on revient aux premiers textes écrits il y a à peine huit jours. Au projet qui n’était pas un projet puisque rien n’en était formulé. En ce début du deuxième week-end de vie sans vie, on décide de prendre le temps. Prendre le temps ? Mais n’a-t-on pas tout le temps depuis le début du confinement ? Et n’aura-t-on pas encore tout le temps pendant plusieurs semaines ?
Au bout de la première semaine de vie sans vie du confinement, on s’était dit qu’on n’allait quand même pas déjà compter les jours. Au bout de la deuxième semaine de vie sans vie, on ne sait plus très bien ce qu’il en est du temps, car les jours ressemblent aux jours, les jours se superposent aux jours, et de plus en plus on se met à compter les morts. 365 morts en une journée en France hier. 365 morts ! On se souvient de l’effroi éprouvé il y a quelques jours à peine, à l’annonce des 475 morts en Italie. Au bout de la deuxième semaine de vie sans vie du confinement, on ne sait pas si on va pouvoir continuer à écrire.