6 avril 2020
Au début de la troisième semaine de vie sans vie, on avait ressenti le besoin de ralentir et de s’arrêter au chevet de ce qui nous arrive. Prendre le temps de penser la tristesse, la vulnérabilité et les funérailles confinées. Ne pas sauter dans l’après et rester présente au présent. Et puis voici que l’urgence et les chiffres affolants nous ont rattrapée, voici que sont arrivées les deux semaines annoncées et la fameuse vague et le pic en France. Voici aussi, et cela on ne pouvait, on ne voulait le prévoir, que le coronavirus s’est approché de nous, nous menaçant au cœur, au petit cœur battant d’une petite-fille qui il y a quelques jours encore trottinait d’un pas vif et chantonnait en poussant la poussette rose de son baby dans une rue de Bruxelles.
Alors on a suspendu son souffle et on a suspendu le temps.
On a voulu ralentir, on a voulu se poser, mais l’accélération annoncée et pourtant soudaine nous a prise de vitesse, apportant une nouvelle vague d’effroi et de sidération qui nous a rappelé celle qu’on avait éprouvée au début du confinement, à l’annonce des 475 morts en Italie. Au début de la troisième semaine de vie sans vie, on annonçait plus de 500 morts par jour en France. Plus de 500 morts par jour en France ? Alors on s’est dit qu’on ne pourrait pas suivre au jour le jour les chiffres affolants, ni les chiffres peut-être tronqués de la Chine, ni ceux fous, démesurés, qui nous arrivent d’Amérique. Ni les chiffres à venir, encore inconnus mais dont on sait qu’il seront pires encore, du continent africain et de tant d’autres régions du monde qui n’en sont qu’au début de l’épidémie et où le confinement est impossible. Alors on s’est dit que cela suffisait avec les chiffres et le funèbre recensement.
Au début de la troisième semaine de vie sans vie du confinement, Libération titrait une édition du néologisme La mélancovid. Sur fond de papillons bleus, jaunes et mauves collés sur la vitre d’une fenêtre, Mélancovid, oui, mélancolie… Quelques jours plus tard, à Orly, les derniers voyageurs étaient partis, et l’aéroport éteignait ses lumières pour la toute première fois avant d’être transformé en plate-forme médicale. Extinction des feux. Et silence.
Silence ?
Lorsqu’on écoute la radio le matin, les seules bonnes nouvelles sont celles qui nous viennent de la météo. Rassurante, quotidienne, la météo nous amène des flots de ciel gris, des souffles d’air froid, des températures sous zéro, un ciel chargé dans le sud alors qu’un froid soleil baigne les autres régions de France. Un temps inhabituel qui n’a pourtant rien d’inconnu, car tout est normal sous le ciel des premiers jours d’avril. Et puis tout à coup, ce dimanche du troisième week-end, une explosion printanière! Alors, dans le jardin provençal baigné de lumière, on reprend son souffle sous le souffle doux du vent et l’on cueille les jeunes orties pour en faire une décoction destinée à nourrir les plantes et les fleurs.
Au terme de ce troisième week-end de vie sans vie passé à réanimer les vies, un médecin anesthésiste réanimateur à Colmar fait un vœu: «Je rêve d’aller marcher dans les Vosges au grand air.»
Aller marcher au grand air…
Dans les pages du Monde qui achève ce troisième week-end, un Carnet national en double page dessine en traits légers et doux, le portrait de morts du coronavirus. Et c’est une litanie de noms, de prénoms, un « océan funèbre » de noms, de prénoms, d’âges, de qualités et de lieux : as du tricot, amateur de scrabble, joueur d’accordéon, institutrice, résistant, prêtre ouvrier, médecin, infirmière, aide-soignant, certains fauchés, tombés – le vocabulaire guerrier persiste, en vingt-quatre heures seulement.
Et Proust ?
Dans la deuxième partie d’A l’ombre des jeunes-filles en fleurs, le narrateur part en vacances à Balbec, accompagné de sa grand-mère. Une fois oublié son amour de jeunesse, désormais indifférent à Gilberte, il part en vacances à Balbec en train. Et l’on découvre que bien avant le célèbre petit morceau de mur jaune de la «Vue de Delft » de Vermeer, le narrateur plonge dans la couleur bleue du store d’une fenêtre dans un train. Et ce passage nous étonne et nous amuse, qui raconte l’ivresse du narrateur. Celui-ci suit en effet les conseils du Dr Cottard qui «pour éviter les crises de suffocation m’avait conseillé de prendre au moment du départ un peu trop de bière ou de cognac, afin d’être dans cet état qu’il appelait «euphorie», où le système nerveux est momentanément moins vulnérable.» Alors, sous le regard courroucé de sa grand-mère qui préfèrerait le voir lire la correspondance de Madame de Sévigné, le narrateur va boire, beaucoup trop, selon ses termes, dans le bar du train. Et lorsqu’il reprend place dans le compartiment, il trouve tout charmant et il s’abîme dans la contemplation du store de la fenêtre : «La couleur bleue du store me semblait, non peut-être par sa beauté, mais par sa vivacité intense, effacer à tel point toutes les couleurs qui avaient été devant mes yeux depuis le jour de ma naissance jusqu’au moment où j’avais fini d’avaler ma boisson et où elle avait commencé de faire son effet, qu’à côté de ce bleu du store, elles étaient pour moi aussi ternes, aussi nulles que peut l’être rétrospectivement l’obscurité où ils ont vécu pour les aveugles-nés qu’on opère sur le tard et qui voient enfin les couleurs. Un vieil employé vint nous demander nos billets. Les reflets argentés qu’avaient les boutons en métal de sa tunique ne laissèrent pas de me charmer. Je voulus lui demander de s’asseoir à côté de nous… Le plaisir que j’éprouvais à regarder le store bleu et à sentir que ma bouche était à demi ouverte commença enfin à diminuer. Je devins plus mobile; je remuai un peu; j’ouvris le volume que ma grand-mère m’avait tendu et je pus fixer mon attention sur les pages que je choisis ça et là.»
On reviendra à ce voyage en train vers Balbec…
En attendant, fixer son attention sur les pages que l’on choisit ici ou là, tenter de fixer son attention sur les pages du livre, c’est bien là l’exercice difficile et quotidien de la lecture de Proust… au temps du coronavirus.