# 16 – Un autre temps ? Le temps entre (1) Voici venu le temps de l’incertitude

26 avril 2020

Lire Proust au temps du coronavirus #16 – 26 avril 2020

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes-filles en fleurs : «Puis les concerts finirent, le mauvais temps arriva, mes amies quittèrent Balbec, non pas toutes ensemble, comme les hirondelles, mais dans la même semaine. Albertine s’en alla la première, brusquement, sans qu’aucune de ses amies eût pu comprendre, ni alors, ni plus tard, pourquoi elle était rentrée tout à coup à Paris, où ni travaux, ni distractions ne la rappelaient.»

Au cours de la sixième semaine de vie sans vie du confinement, on achève la lecture de A l’ombre des jeunes-filles en fleurs sous la pluie grise, et on laisse le narrateur seul dans les dernières pages du livre, dans le Grand-Hôtel de Balbec presque désert alors que la saison d’été se termine et qu’Albertine et ses amies sont rentrées à Paris. Et on se pose la question de la suite: va-t-on continuer de lire Proust dans ce temps entre confinement et déconfinement ? Sans attendre la réponse et sans décider encore, on s’empare du volume suivant de La RechercheLe Côté de Guermantes I, dans la bibliothèque. 

Car voici venu le temps de l’incertitude et du comptage à l’envers. Voici venu le temps du compte à rebours, le temps de décompter le temps. Et on se met à compter non plus le nombre de jours et de semaines de vie sans vie, mais les semaines qui nous mènent à une incertaine sortie qui ne sera pas une sortie, vers une vie qui ce ne sera pas la vie d’avant. Voici venu le temps de l’incertitude où l’on va devoir accepter de ne pas savoir où l’on va ni comment on va y aller. On va y aller à tâtons, on va tâtonner.

Incertitude… 

On nous dit que l’on passe un cap, puisqu’après le confinement arrive le déconfinement. On nous parle de la phase suivante et des phases à venir du déconfinement. Et qu’il va falloir apprendre à vivre avec le virus qui circule à bas bruit, et tout faire pour éviter de le rencontrer. Car le virus est invisible et il va falloir avancer masqués. La fin du confinement, le déconfinement n’est pas la fin de l’épidémie, celle-ci peut toujours rebondir. Et pour éviter la circulation du virus sans qu’on le sache, on ne pourra se réunir à plus de quelques-uns. On était seule, on pourra désormais être deux ou trois. Deux ou trois, comme on naît et comme on meurt, pour Caroline Lamarche dans Poème pour ne pas partir seul[1]

On a réussi le confinement, comment à présent réussir le déconfinement au risque de faire machine arrière et de revenir au confinement? Confinement – déconfinement, confinement – déconfinement, comme dans les comptines ? Un jeu de marelle entre la terre, le ciel, le paradis et l’enfer ? 

«Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l’intervalle », écrit ProustEt dans cet espace et ce temps entreentre confinement et déconfinement, on ne sait pas quel sera le statut de la vie. Le statut de la vie entre. Car ce ne sera plus la vie protégée du confinement, mais ce ne sera pas non plus la vie de tous les jours d’avant, alors de quelle vie s’agira-t-il ? Une drôle de vie comme il y a quatre-vingt ans, une drôle de guerre qui s’est achevée le 10 mai 1940. 10 mai 1940 – 11 mai 2020, étrange contraction du temps… Une vie où le temps ne sera pas suspendu mais en suspens ? On ne voit pas encore les contours de cette drôle de vie à venir. Entre, donc.  Et il nous vient qu’on a peur de redevenir vivante, une peur obscure dont nos rêves nous parlent la nuit : «Il ne suffit pas d’être né pour être vivant, dit Anne Dufourmantelle, on est souvent sous anesthésie, dans des sortes de linceuls, on a peur d’être vraiment vivants.»

Alors même qu’on entre dans le temps entre, dans le temps de l’incertitude, il nous vient  qu’on n’a pas assez profité du confinement. On resterait bien encore un peu, un petit peu, un peu plus longtemps à l’abri, dans la cabane ou la maison intérieure, dans le jardin provençal avec l’olivier et son feuillage que traverse l’hirondelle, avec le citronnier en fleurs au parfum insistant. Comme le narrateur à propos de la parenthèse enchantée de son été à Balbec : «En somme, j’avais bien peu profité de Balbec, ce qui ne me donnait que davantage le désir d’y revenir. Il me semblait que j’y étais resté trop peu de temps.»

Il me semblait que j’y étais resté trop peu de temps : trop peu de temps de confinement ?

Au premier jour du déconfinement et tous les jours qui vont suivre ce jour, on va retenir son souffle. «Prenez des risques, disait aussi Anne Dufourmantelle, et d’abord celui de ne pas mourir.»


[1] Caroline Lamarche, Poème pour ne pas  partir seul. On naît entouré, mais peu. Deux ou trois personnes suffisent Pour vous aider à faire le chemin Vers la lumière, le cri. On meurt entouré, mais peu, Deux ou trois proches suffisent Pour vous aider à faire le chemin Vers le silence, l’ombre.… C’est une saison d’exception Celle où le printemps ressemble Au printemps Sans garnir de fleurs le lit La chambre, la tombe.…

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