#7 – La vague monte, la vague arrive, la vague est là. A présent on travaille dans la sueur et dans les larmes

27 mars 2020

Lire Proust au temps du coronavirus #7 – 27 mars 2020

Au bout de la première semaine de vie sans vie du confinement, on s’était dit qu’on n’allait quand même pas déjà compter les jours. Au bout de la deuxième semaine de vie sans vie, on ne sait plus très bien ce qu’il en est du temps, car les jours ressemblent aux jours, les jours se superposent aux jours, et de plus en plus on se met à compter les morts. 365 morts en une journée en France hier. 365 morts ! On se souvient de l’effroi éprouvé il y a quelques jours à peine, à l’annonce des 475 morts en Italie. Au bout de la deuxième semaine de vie sans vie du confinement, on ne sait pas si on va pouvoir continuer à écrire.

Dans Le Monde, la romancière Maryline Desbiolles titre : Comment lire, comment entreprendre, imaginer, réfléchir, la boule au ventre?  Pour elle, écrire un journal de confinement, ce serait se confiner dans le confinement. Se complaire dans le confinement ? Elle note combien les petits riens du monde lui manquent, ces petits riens qui font écrire, ces présences fugitives, éphémères qui entrent habituellement dans l’écrit. Elle n’a plus de provisions de riens. Elle ajoute que lire seulement lui est difficile. Lire seulement, se contenter de lire. Et en effet, en ces jours de fin de la deuxième semaine de vie sans vie, on est d’accord avec Maryline Desbiolles: lire ne va pas de soi. Lire Proust au temps du coronavirus ne va pas de soi, même si l’on continue page après page, presque sous perfusion. Et là justement le narrateur en vient à parler de la fameuse petite phrase de la Sonate de Vinteuil, de ce que cette fameuse petite phrase de la Sonate contient du monde en elle. Un monde à l’arrêt, un monde arrêté:  « C’est cela qui est si bien peint dans cette petite phrase », écrit Proust, «c’est le Bois de Boulogne tombé en catalepsie. Au bord de la mer, c’est encore plus frappant, parce qu’il y a les réponses faibles des vagues que naturellement on entend très bien puisque le reste ne peut pas remuer. A Paris, c’est le contraire ; c’est tout au plus si on remarque ces lueurs insolites sur les monuments, ce ciel éclairé comme par un incendie sans couleurs et sans danger, cette espèce d’immense fait divers deviné.»

Cette espèce d’immense fait divers deviné ? Dans Libération, David Grossman écrit : «L’humanité éteint ses lumières.»

La vague s’est abattue sur Paris et l’île-de-France. Après le Grand-Est, après la Corse, la vague submerge à présent Paris. Le directeur de l’hôpital Cochin dit : «Ca y est, on a pris la vague » ;  le chef du service des urgences de Cochin dit: «On est dans la vague.» Manque d’équipements et manque de personnel. Une infirmière d’un service de réanimation se demande : «Est-ce qu’on va être à la hauteur, est-ce qu’on va être capable ?», et elle ajoute : «On va être bouleversé par ce qu’on va vivre.» On va être bouleversé par ce qu’on va vivre ? On est déjà bouleversé par ce qu’on vit. 

A Mulhouse, sur fond de décor d’hôpital militaire de campagne, le président de la France continue de filer la métaphore de la guerre de son premier discours. En chef de guerre, avec des airs de Clémenceau en visite dans les tranchées en 1917, il en appelle à l’union de la nation : «Le pic de l’épidémie est devant nous, on n’est qu’au début du drame.» Et il annonce le lancement de l’opération “Résilience” en soutien et aide aux  populations, en particulier aux territoires d’Outre-Mer. Deux navires de la marine nationale se dirigent vers la Réunion et les Antilles, en soutien logistique et sanitaire.  

Résilience ? Solitude de celui qui meurt, solitude de celui qu’on enterre :

«On n’a pas pu lui dire au-revoir, on n’a pas pu l’accompagner, les familles sont interdites d’entrer au crématorium», témoignent deux soeurs qui n’ont pu récupérer l’urne contenant les cendres de leur mère. Un seul membre de la famille pourra voir le mort, la housse sera ouverte, et cette personne pourra voir le visage et ramener ce témoignage dans la famille, indique un éminent chercheur infectiologue de l’Institut Pasteur. Le matin, sur France Inter, on entend que dans un Ehpad, les membres du personnel s’installent en confinement avec les résidents pour ne pas les abandonner. 

En Belgique, la cardiologue de l’Hôpital de la Citadelle à Liège, témoigne de la croissance de la charge émotionnelle en cette fin de deuxième semaine de vie sans vie du confinement : «A présent, on travaille dans la sueur et dans les larmes.» 

Et en Provence ?

Il y a deux jours, une vague de froid s’est abattue sur les paysages de Provence. Il a plu à Marseille, le soir, une pluie glaciale, et on a frissonné à l’intérieur des maisons. Le matin du jour suivant, notre amie de Bruxelles nous envoie une vidéo du paysage enneigé autour de Simiane-la Rotonde dans les Alpes de Haute-Provence. «J’entends braire l’âne dans la colline », écrit Maryline Desbiolles, « Il braie sa solitude et sa présence au monde. Il m’est fraternel. Je suis un âne qui braie dans la colline.»

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