L’écrivain allemand Léon Feuchtwanger contemporain de Thomas Mann à propos de son exil méditerranéen de sept années à Sanary-sur-Mer sur la côte varoise de 1933 à 1940: « Lorsque je montais au sommet de la petite colline, vers ma maison blanche et ensoleillée, que je retrouvais mon jardin et sa paix profonde, […] alors toutes les fibres de mon être me disaient : c’est ici que tu es chez toi, cet univers est le tien[1]. »
Thomas Mann, La Montagne magique, le premier matin de Hans Castorp au Berghof : « Le matin était frais et nuageux. Immobiles des nappes de brouillard s’étendaient à flanc de coteau, tandis que des nuages massifs, blancs et gris, restaient accrochés aux montagnes plus lointaines. Des trouées et des zébrures de ciel bleu étaient visibles par endroits et, quand le soleil perçait subitement, le bourg avait un scintillement blanc au fond de la vallée qui tranchait sur les sombres épicéas des versants (…) En contrebas serpentait le chemin en lacets par lequel il était arrivé la veille. Des gentianes étoilées, à tige courte, poussaient dans l’herbe humide du talus. Un jardin clôturé occupait une partie de l’esplanade avec des allées en gravier, des plates-bandes et une grotte artificielle au pied d’un imposant sapin argenté (…)
On le savait, mais on ne voulait pas se l’avouer. On le pressentait, mais on se refusait à le reconnaître : la vague arrivait, la vague était là, à nouveau. Il y a quelque temps, on avait fait un rêve avec une gigantesque vague qui menaçait de tout emporter et qui dans son reflux avait laissé le petit peuple de la plage hébété sur le sable. Les surfeurs et les baigneurs n’avaient pu résister à la vague, ils avaient été emportés, mais après son passage, ils étaient vivants. Sidérés mais vivants.
Aux premiers jours du confinement au printemps dernier, on avait eu le projet de relire Proust et A la Recherche du temps perdu. Car on allait avoir du temps enfin! On allait avoir du temps, mais en réalité le projet avait été modifié. Certes, on avait bien commencé de relire les premiers volumes de La Recherche, A l’Ombre des jeunes-filles en fleurs et Le Côté de Guermantes, mais la lecture s’était aussitôt transformée en chronique des jours étranges que l’on s’était mise à vivre semaine après semaine dans la maison des quartiers Nord de Marseille et le joli jardin provençal.
Marcel Proust : « Je vous donnerai une explication inconnue non seulement du passé mais de l’avenir. »
Patrick Boucheron : « L’histoire constitue la science du changement social, l’art de demeurer accueillant à l’inédit et à l’imprévu. »
Après deux mois de vie sans vie et les jours incertains de la vie entre qui ont suivi, voici venu le temps de l’après qui est un lent et progressif retour à la vie d’avant à peu près. Après deux mois de vie sans vie, voici venu le temps de l’après qui ne ressemble pas tout à fait à la vie d’avant. Un après qui a le goût de retrouvailles précieuses et amères, un après qui ne peut être l’avant quand il faut user de tant de précautions et maintenir les distances. Apprendre à voir et à parler avec les yeux, voix étouffée, sans se toucher.
Un après qui s’engouffre dans la vie d’avant tout en lui résistant.
Au cours des deux mois de vie sans vie du confinement, on a vécu sous un printemps radieux d’une exceptionnelle douceur, et cela nous a semblé paradoxal. Le premier jour du temps de la vie avec, le jour où l’on sort à nouveau et comme pour la première fois, il pleut comme il pleut rarement à Marseille. Il pleut sur toute la France, c’est le déluge, un temps d’orage, une tempête.
Aux premiers jours de la vie sans vie du confinement, on n’avait rien décidé. La seule certitude que l’on avait, c’était l’envie de relire Proust, de retrouver le temps pour relire La recherche du temps perdu. Et cette relecture s’est accompagnée d’un travail d’écriture motivé par la nécessité d’aller au plus près de la crise qui soudain nous a submergée, d’oser s’avancer au front de l’info pour ne pas rester dans l’effroi.
Marcel Proust, Le côté de Guermantes. Lors d’un dîner à la caserne de Doncières où le narrateur séjourne auprès de son ami, Robert de Saint-Loup, la conversation porte sur la stratégie guerrière et sur la médecine, sur le génie de la guerre et le génie de la médecine: « Mais alors, est-ce que le génie du chef n’est rien ? Ne fait-il vraiment qu’appliquer des règles ? Ou bien à science égale, y a -t-il des grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas, il convient plutôt d’opérer, dans tel cas de s’abstenir? … c’est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnée, il y aura quatre plans qui s’imposent et entre lesquels le général a pu choisir, comme une maladie suivre diverses évolutions auxquelles le médecin doit s’attendre. Et là encore la faiblesse et la grandeur humaine sont des causes nouvelles d’incertitude. »
Au cours du deuxième week-end du temps entre, alors qu’on vient d’écrire un texte à propos de l’importance de la voix en ces temps de dématérialisation extrême, et que l’on continue la lecture de Proust, on s’arrête à un passage extraordinaire à propos de la voix au téléphone dans Le Côté de Guermantes. Le narrateur séjourne à la caserne de Doncières auprès de son ami Robert de Saint-Loup qui est apparenté aux Guermantes. Ce séjour donne lieu à des pages étonnantes à propos de l’art de la guerre et des stratégies communes à la guerre et à la médecine auxquelles on reviendra plus tard. Mais pour l’heure, on s’arrête à ces quelques pages que Proust consacre à la voix au téléphone qui donnent lieu à une réflexion à propos de la voix, de l’absence, de la séparation et de la mort. Le narrateur appelle sa grand-mère à Paris.
Nous voici désormais dans le temps entre, et pourtant, pour l’instant, rien n’a changé, et on éprouve toujours la même oscillation entre enchantement et tristesse. Le dimanche du premier week-end du temps entre, au réveil, on découvre des photographies où deux petites poucettes amies se retrouvent dans l’immense prairie d’un parc à Bruxelles. Assises l’une à côté de l’autre dans l’herbe verte, elles croquent chacune une pomme plus grande que sa bouche, et on les voit marcher main dans la main. Quoi de plus normal, quoi de plus banal que ces images d’enfance? Et cependant elles nous paraissent extraordinaires comme surgies d’un lieu, d’un temps désormais impossibles. Une heure ou deux plus tard, on reçoit un message nous apprenant que le père de l’aimé est mort dans la nuit. Sa respiration, comme celle de tant d’autres personnes âgées, isolées dans les maisons de retraite, l’a quitté.
Envie de printemps, deuil de printemps.
Oscillation entre la vie qui enchante et la mort qui nous laisse sans voix.