#1 – Re-confinement: allons en librairie!

1er novembre 2020

Lire La Montagne magique #1 – 1er novembre 2020

Aux premiers jours du confinement au printemps dernier, on avait eu le projet de relire Proust et A la Recherche du temps perdu. Car on allait avoir du temps enfin! On allait avoir du temps, mais en réalité le projet avait été modifié. Certes, on avait bien commencé de relire les premiers volumes de La Recherche, A l’Ombre des jeunes-filles en fleurs et Le Côté de Guermantes, mais la lecture s’était aussitôt transformée en chronique des jours étranges que l’on s’était mise à vivre semaine après semaine dans la maison des quartiers Nord de Marseille et le joli jardin provençal.

On avait lu Proust oui!, on l’avait relu, mais dans l’effroi face aux chiffres inouïs des morts en Italie, en France et partout dans le monde. On avait relu Proust oui!, mais saisie d’angoisse face à la maladie et à la mort, et habitée par le sentiment de vivre une catastrophe qui ressemblait à la guerre mais qui n’était pourtant pas la guerre. Ce printemps funeste si joliment peint par David Hockney confiné dans sa maison en Normandie, fut un temps de vie sans vie, un temps de vie au ralenti, à l’abri et malgré tout.

Quelques mois plus tard, à l’orée de l’automne, alors qu’un couvre-feu nous assigne à domicile à partir de 21 heures car l’épidémie s’enflamme à nouveau et qu’elle menace de mettre à mal un milieu hospitalier fragilisé et exténué par la première vague du virus, on décide de relire cette fois La Montagne magique, le grand roman crépusculaire de l’écrivain allemand Thomas Mann, dont il a été parfois question durant le confinement du printemps, tout comme de La Mort à Venise, son livre à propos du choléra.

Et nous voici donc, en ce dernier week-end d’octobre à retrouver le confinement comme nous l’a annoncé le Président de la France dans son allocution télévisée du 28 octobre: « Nous allons, dit-il, retrouver le confinement. » Retrouver le confinement comme on retrouve le temps ? Retrouver ce que l’on connaît un peu déjà de la vie à l’abri ? Retrouver : comme l’on fête des retrouvailles? Marcel Proust au printemps, Thomas Mann en automne, voici donc venu le temps de retrouver le confinement ? Et c’est aussi dans la nuit du 27 au 28 octobre que décède à l’âge de 92 ans, le grand linguiste et lexicographe français, Alain Rey, qui pendant des années dans les médias a éclairé de ses analyses notre usage des mots. Et justement, en avril, Alain Rey s’était attardé sur le mot « confinement »: 

 « Le mot apparaît au XVe siècle, écrivait-il dans Le Point, mais il est alors employé pour désigner l’enfermement pénal. Il découle du mot « confins », venu de confinium, « cum finis » désignant une partie de terre située à l’extrémité et, par extension, prend le sens figuré de « point extrême ». Ce qui « confinait », coincé dans les confins, s’ouvre alors sur autre chose, passant du négatif au positif. »

Alors, en ce premier jour de re-confinement, reprenant pour la deuxième fois une lecture adolescente, et réfléchissant à la filiation entre les deux œuvres que sont La Montagne magique et La mort à Venise, on se dit que l’un fait écho en haut dans les montagnes à ce qui se donne en bas au bord de la mer. La mort à Venise a été publié en 1912, La Montagne magique en 1924 après un séjour que Thomas Mann fit en sanatorium à Davos. Les deux romans évoquent la période de l’entre-deux guerres et la crise sur laquelle déboucha la Première guerre mondiale, même si l’action de La Montagne magique se déroule avant la guerre, et donc avant la crise. L’un déploie son action sous les miasmes du choléra à Venise, l’autre sous les bacilles de Koch de la tuberculose qui envahissent les poumons des pensionnaires du Berghof. « C’est toute l’Europe qui a le poumon malade dans La Montagne magique », dit Philippe Zard[1], Maître de conférences en littérature comparée, dans la série d’émissions que France Culture consacra en 2016 à Thomas Mann[2]. Le sanatorium du  Berghof est un « précipité », les maladies latentes s’y développent à un rythme accéléré, il est, dit Philippe Zard, comme  la « tache humide de l’Europe » et ce qui arrive aux individus qui y séjournent annonce le coup de tonnerre qui retentira dans toute l’Europe à la fin du roman. Et le Berghof où le jeune Franz Castorp arrive une fin de journée du mois de juillet pour y retrouver son cousin Joachim Zimssen qui y séjourne déjà depuis quelques mois, fait écho au Grand Hôtel des Bains du Lido où l’écrivain Gustav Aschenbach s’abîme littéralement dans la fascination pour la beauté du jeune Tadzio. 

En cette fin du mois d’octobre à Marseille, alors qu’un ciel bleu et une lumière dorée  baignent le jardin provençal, on décide donc de relire La Montagne magique dans l’idée que cette fois encore on va avoir le temps. Sachant que La Montagne magique est un roman à propos du temps, qui relate le passage d’un temps à un autre temps, d’une époque à une autre époque, et que de même que Proust écrivit La Recherche entre 1906 et 1922, Thomas Mann écrivit La Montagne magique entre 1911 et 1924 : « Roman du temps, roman sur le temps, roman pour notre temps » dit la traductrice Claire de Oliveira dans l’émission de France Culture. Roman du temps, roman de la mort, de la beauté et de la maladie, roman de la contradiction. Et donc susceptible d’éclairer la crise  que nous traversons entre le « monde d’avant » et le « monde d’après » : « Si notre histoire remonte au déluge, écrit Thomas Mann dans son avant-propos, c’est qu’elle se déroule AVANT un certain tournant, une limite qui a provoqué des failles dans notre vie et notre conscience (…) Elle se déroule, ou plutôt pour éviter à dessein toute forme de présent, elle se déroula, elle s’est déroulée jadis, naguère, dans l’ancien temps, dans le monde d’avant la Grande guerre, dont le commencement a fait débuter tant de choses qui, sans doute, n’ont guère cessé de commencer. Elle se passe donc auparavant même si c’est peu avant (…) Ce n’est donc pas en un tournemain que le narrateur viendra à bout de l’histoire de Hans. Les sept jours de la semaine n’y suffiront pas, sept mois non plus. Il vaut mieux qu’il ne découvre pas d’emblée combien de temps il y passera, ici-bas, retenu dans ses rets. Et bien soit, disons-le, un peu moins de sept ans.  Sur ce, commençons. »

Sur ce, en effet, commençons!

[1] Philippe Ziard, La Fiction de l’Occident : Thomas Mann, Franz Kafka, Albert Cohen, Paris, P.U.F., 1999.

[2] France Culture, La Compagnie des auteurs par Matthieu Garrigou-Lagrange, 13/12/2016

[3] C à vous, TV 5, 30/10/2020. François Busnel, animateur de l’émission La grande Librairie sur TV5 est à l’initiative de la pétition pour la réouverture des librairies en cette période de re-confinement.

[4] « La littérature comme recours » est le titre que nous avions choisi le 15 août dernier, pour la rencontre littéraire organisée avec Beatrice Delvaux et Sigrid Bousset à la librairie Le Bleuet à Banon. Nos invitées étaient Laure Adler, Françoise Nyssen et Leila Shahid.

Un commentaire sur « #1 – Re-confinement: allons en librairie! »

  1. Je l’ai relu au printemps dernier, dans sa nouvelle traduction. C’était pour moi une découverte, et le temps (long) de la lecture faisant écho au temps (long) du texte … et du premier confinement. Inoubliable.

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