# 3 – Première journée de Hans Castorp dans le monde d’en haut, « Tous-les-deux », hommage à un clown et à ses ascensions du Mont Covid

15 novembre 2020

Lire La Montagne magique #3 – 15 novembre 2020

Thomas Mann, La Montagne magique, le premier matin de Hans Castorp au Berghof :  « Le matin était frais et nuageux. Immobiles des nappes de brouillard s’étendaient à flanc de coteau, tandis que des nuages massifs, blancs et gris, restaient accrochés aux montagnes plus lointaines. Des trouées et des zébrures de ciel bleu étaient visibles par endroits et, quand le soleil perçait subitement, le bourg avait un scintillement blanc au fond de la vallée qui tranchait sur les sombres épicéas des versants (…) En contrebas serpentait le chemin en lacets par lequel il était arrivé la veille. Des gentianes étoilées, à tige courte, poussaient dans l’herbe humide du talus. Un jardin clôturé occupait une partie de l’esplanade avec des allées en gravier, des plates-bandes et une grotte artificielle au pied d’un imposant sapin argenté (…)

Une femme allait et venait dans le jardin, une dame d’un certain âge à l’allure sombre, pour ne pas dire tragique. Tout de noir vêtue, un voile noir enroulé autour de sa tignasse gris foncé, elle déambulait fiévreusement sur les chemins, sans ralentir le pas, les genoux cagneux, les bras ballants ; elle avait le front barré de rides, et ses yeux fixes, noirs comme du jais, aux poches flasques, regardaient droit devant elle, par en dessous. D’une pâleur méridionale, son visage vieillissant, dont la grande bouche amère avait un coin qui tombait rappelait à Hans le portrait d’une célèbre tragédienne qu’il avait pu voir un jour ; dans ses longs pas désolés, cette figure blême et noire adoptait de façon inquiétante, sans doute à son insu, la cadence de la musique de marche qui traversait la vallée. Songeur et compatissant, Hans regardait du balcon ce personnage lugubre qui lui paraissait assombrir le soleil du matin.»

On se souvient de la silhouette triste et lugubre qui nous introduit dans l’univers du sanatorium le premier matin du séjour de Hans Castorp. On se souvient de la silhouette noire et funèbre qui arpente le jardin du Berghof en prononçant ces mots énigmatiques : « tous les deux ». Et Joachim d’expliquer à son cousin que cette femme que l’on appelle Tous-les-deux, est une Mexicaine qui est depuis cinq semaines au chevet de son fils aîné, malade. Le fils cadet est monté voir son frère une dernière fois, il toussait et une fois arrivé,  il a eu  une fièvre de cheval. Il est également alité et depuis ce moment, la mère déambule dans le jardin  et lorsqu’on lui adresse la parole, elle réplique à chaque fois : « Tous les deux ! », incapable de dire autre chose.

Et cette silhouette que Hans observe du haut du balcon de sa chambre, « ce personnage lugubre qui lui paraissait assombrir le soleil du matin », ainsi que la situation même d’un « en haut » et d’un « en bas » qui est un des motifs récurrents du roman – « nous en haut » comme  le dit Joachim d’emblée à son cousin lorsqu’il l’accueille sur le quai de la gare,  formule que Hans trouve  bizarre et oppressante, et qui renvoie à l’illusoire partition du monde entre un avant et un après dont il était question lors du premier confinement ; la scène de l’observation par Hans du haut de son balcon de la silhouette sombre qui arpente le jardin en contrebas,  entre en résonnance avec ce qui se passe en ce moment à Bruxelles.

Un ami lointain, grand comédien, clown de la scène et des hôpitaux qui fut un des premiers clini-clowns belges[1], séjourne en ce moment à l’hôpital Erasme à Bruxelles. Il a eu une forme grave du Covid il y a quelques semaines, et il a pu rentrer chez lui au terme d’un premier séjour à l’hôpital. Mais il a fait ensuite une complication pulmonaire et il a été hospitalisé une deuxième fois à la fin du mois d’octobre. Sur facebook, il poste le récit de ses ascensions fulgurantes du Mont Covid 19. Ainsi le 15 octobre : « J’ai bien passé le sommet du Mont Covid 19, aidé par une fameuse cordée d’amis, de bénévoles, infirmières, infirmiers, médecins, sans oublier le personnel de nettoyage qui a fort à faire avec toutes ces crasses qui jonchent le Mont Covid…. L’escalade ne fut pas de tout repos, on a frôlé des précipices… la température grimpait avec l’altitude, mais des litres d’oxygène aidaient la respiration parfois limite. Avec l’aide de cette extraordinaire solidarité, le sommet est bien derrière, et c’est épuisé mais soulagé que je me laisse descendre en rappel vers des vallées plus clémentes. » Ou encore, lors de son deuxième séjour le 31 octobre : « Je pensais pouvoir mettre mon équipement d’alpiniste au placard après avoir vaincu le Mont Covid 19, mais une autre expédition m’attendait : la face nord du Mont Embolie Pulmonaire (que j’ai renommé Embellie Pull Mohair pour me donner du courage). Au sommet il y avait une aiguille, et dans l’aiguille il y avait un petit trou. J’ai dû me faire tout petit … ». Et il accompagne ses posts de  photos qu’il prend de la fenêtre de sa chambre. Sur l’une d’elles, on voit sa compagne qui ne peut lui rendre visite et qui vient le voir sous les fenêtres de l’hôpital. Il est en haut, elle est en bas, silhouette rose, Juliette minuscule sur le bitume du parking, qui tient à la main un poteau avec la lettre P –  P de parking, mais  surtout P de Patrick, son bien-aimé. A l’heure où l’on écrit cette chronique, notre ami comédien et clown est sorti d’affaire. Ses derniers posts attestent de ses capacités de cycliste. Après la double ascension du Mont Covid 19, le voici à faire à vélo le Tour d’Erasme, accompagné d’une kiné…  prénommée Coline !

Alors qu’à Bruxelles, notre ami comédien franchit les derniers kilomètres qui le séparent de son domicile, Hans Castorp achève sa première journée au sanatorium en essayant de fumer son cigare Marie Mancini qui lui laisse un goût écoeurant : « Quelle misère ! » bougonna-t-il. Un singulier excès de joie et d’espoir l’effleura soudain et, après avoir éprouvé ce sentiment, il resta simplement à attendre son éventuel retour, qui n’arriva point : seule la détresse persistait. » 

Excès de joie et d’espoir et sentiment de détresse…

Et l’on pense alors qu’il y a clown et clown. Il y a Zinzin et Carabistouille initiés par nos amis comédiens à Bruxelles, qui depuis plus de vingt-cinq ans enchantent le quotidien des enfants malades, et puis il y a l’autre, l’horrible clown qui a dirigé l’Amérique pendant quatre années et qui dans quelques semaines devra lui aussi plier bagages et quitter la Maison blanche :  « Trump your are fired » . « La future administration Biden devra d’abord réparer les dégâts causés par l’ouragan Trump »,regrette Caroline Fredrickson professeure de droit d’une université américaine, citée dans Libération du 7 novembre. « C’est comme quand le cirque quitte la ville – dit-elle : il faut nettoyer le purin laissé par les éléphants.»


[1] Patrick Beckers et Renelde Liégeois, tous deux comédiens professionnels, ont été parmi les premiers à développer la pratique des « clini-clowns » en Belgique. Ils ont créé les Docteurs Zinzins en 1992, aujourd’hui une équipe de douze clowns. Ils sont présents dans huit services hospitaliers chaque semaine et offrent plus de 8.000 visites annuelles. En 2018, ils créent les Zinzins mobile qui se rendent à domicile pour accompagner les enfants en soins palliatifs.

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