« Non il n’était pas si simple de laisser, de quitter et de s’abandonner à ce qui pouvait se produire[1] » pourtant c’est ce qui m’attendait en ce début d’année 2018.
J’étais entre deux villes et entre deux maisons. C’était l’hiver et j’avais fini par accepter l’offre du jeune couple de Parisiens pour l’appartement où j’avais vécu de longues années à Bruxelles. A Marseille, c’était plus compliqué car je ne comprenais pas ce que me voulait le fils des propriétaires avec son catogan et son look de musicien rock du temps passé. J’avais fait offre dès après ma deuxième visite et nous étions encore sur le seuil de la maison quand il m’avait dit : – « Mais vous voulez tuer ma mère ? » Le ciel était empli de nuages blancs, un temps d’avril, et j’étais repartie désappointée. Tuer sa mère ? Bien sûr que non, je ne voulais tuer personne et surtout pas sa mère qui était malade. J’avais donc pensé que l’affaire était plutôt mal engagée. Et qu’il était peu probable que je puisse habiter l’ancienne maison ouvrière avec son jardin protégé par un vieux mur de pierres, son citronnier, son olivier et ses lauriers roses. Et que jamais je ne jouirais de la vue sur le pin du cimetière qui surplombe le jardin de son feuillage semblable à un coussin de velours vert foncé.
En juin, je vidai mon appartement à Bruxelles et je me débarrassai de tout ce qui était inutile pour ne garder que l’essentiel, mes livres et quelques œuvres d’art. Quelques jours plus tard, le jeune couple de Parisiens et moi-même étions assis face au notaire. Le ciel était azur, je quittais le lieu que j’avais habité pendant plus de vingt ans et l’angoisse me serrait la gorge. En septembre à Marseille, avec le couple de propriétaires et leur fils au catogan et à l’allure de vieux rocker, nous avions également signé chez le notaire. A la fin de la lecture de l’acte, la vieille dame m’avait tendu le trousseau de clés de la maison parmi lesquelles un imposant passe-partout doté d’une longue tige en métal doré. Et quand elle l’avait déposé comme à regret dans ma main, j’avais pensé à la clé que les réfugiés palestiniens conservent dans l’espoir insensé d’ouvrir un jour à nouveau la porte de leur maison perdue. Le lendemain, j’ouvris la porte de ma maison et je restai un long moment assise dans le jardin sous le ciel éclatant de la fin de l’été.
Le chantier débuta en octobre, et ce fut aussitôt la guerre : les murs et les faux-plafonds étaient tombés, des gravats, des tas de pierres, la poussière jonchaient le sol, comme après une explosion. Tout allait très vite, destruction et reconstruction, le ciel était sombre. Je passais sur le chantier chaque lundi, je prenais un café au bar en haut de la rue et je le sirotais sous l’olivier. En novembre, l’espace m’apparut enfin tel que je l’avais imaginé. On avait évacué les gravats, les tas de pierres et la poussière. Ce n’était plus la guerre mais le ciel persistait en gris et le mistral soufflait. Quand arriva décembre, je passai ma première nuit dans ma chambre dont la fenêtre ouvrait sur le jardin avec au loin le pin du cimetière et son feuillage de velours sombre.
Cette nuit-là, je rêvai que je retrouvais une petite-fille cachée dans l’ombre d’une maison qui surgissait d’un temps très lointain. Au réveil, j’eus la certitude que j’avais retrouvé ma maison d’enfance. Et je songeai à ce rêve d’autrefois où un enfant vêtu d’un anorak rouge courait, insouciant, dans un jardin d’automne et s’éloignait de la maison que l’on voyait derrière lui. L’enfant de mon rêve pouvait s’échapper car la maison persistait. Il pouvait s’en aller et il pourrait toujours revenir car la maison demeurait.
[1] Cécile Wajsbrot, Memorial,Le Bruit du temps, 2019.
Arrivée à Marseille, je n’imaginais pas habiter une rue étroite et ombreuse d’où je n’aurais aperçu qu’un bout de ciel. J’ai visé le bord de mer et j’ai vécu au cours des deux premières années sous les toits d’une maison jaune près du Vallon des Auffes. L’espace de mon appartement était vaste et se prolongeait par deux terrasses. De la première on voyait la mer et son bleu délicat sous la lumière rose du matin ; la deuxième ouvrait à l’arrière sur un assemblage de bric et de broc, un morceau d’Italie de maisons hautes de couleur ocre posées sur les collines.
Quand deux ou trois ans plus tard, je décidai de m’installer définitivement à Marseille, je fis le choix des quartiers Nord. Je voulais une maison avec un jardin. Cézanne avait peint l’Estaque, il avait séjourné régulièrement dans une maison que sa mère louait à côté de l’église du village et Robert Guédiguian avait réalisé la plupart de ses films dans les quartiers Nord. Quand je passais en voiture sous les cimenteries de l’Estaque pour aller vers la Côte Bleue, je voyais surgir à l’entrée du site désaffecté la silhouette claudiquante de Marius habillé d’une salopette rouge. C’est donc nourrie de cet imaginaire de peinture et de cinéma (car à Marseille on n’échappe pas aux images et aux histoires, aux constructions fictives ou réelles), que j’envisageai d’habiter ces anciens quartiers ouvriers, ces coins de campagne à la lisière de la ville. Et les larges avenues ponctuées de rond-points flambant neufs de la zone franche qui séparent les trois villages de l’Estaque, de Saint-Henri et de Saint-André me rappelaient certains quartiers herbes folles de Bruxelles quand on emprunte l’autoroute pour quitter la ville.
La signature de l’acte eut lieu au début du mois de septembre. Dès le lendemain, j’ouvris pour la première fois ma maison et mon jardin. C’était encore l’été, la lumière était vive et les lauriers roses couvraient les tomettes de la cour de fleurs blanches. Marguerite Duras dit que la femme porte une sorte de regard extatique sur sa maison. J’ai vécu trois années à Saint-André et j’ai porté un regard extatique non pas tant sur la maison elle-même que sur son jardin, sur les yuccas géants et le citronnier débordant de citrons en hiver, sur l’olivier et les lauriers aux fleurs blanches. J’ai photographié mon jardin à peu près chaque matin au printemps mais aussi par les journées lumineuses et froides de mistral en hiver. Et c’est lors du confinement du printemps 2020, quand l’ensemble de la planète a été assignée à domicile et moi avec, que mon jardin qui était mon seul extérieur m’est apparu dans toute sa splendeur.
***
Alors que j’envisage de quitter la ville, je suis invitée chez des amis qui viennent d’acheter un appartement dans une rue qui donne sur les quais du Vieux-Port. C’est l’été et de leur minuscule terrasse, une table et deux chaises, on voit ce qui fait tant rêver celui ou celle qui arrive à Marseille : un bout du port et la forêt de mats élancés des voiliers qui sonnaillent doucement dans l’air du soir.
Parmi les invités, il y a une femme qui paraît assez jeune encore. Avenante et effrontée, les cheveux sauvagement et savamment coiffés, elle parle haut et fort d’une voix rauque et évoque ses trois enfants dont le premier est âgé de trente-deux ans : « De toute façon moi j’oublie l’âge de mes enfants et j’oublie mon âge aussi », me dit-elle. Cette femme sans âge précis est grand reporter dans la presse parisienne. Elle vient d’acheter une maison à l’Estaque et tout en fumant une cigarette, elle me raconte que la psychanalyste qu’elle consulte à Paris est d’origine marseillaise et que si on tend bien l’oreille, on peut entendre une très légère pointe d’accent. Quand elle lui a fait part de son projet d’achat et qu’elle a commencé de lui décrire la maison qu’elle envisageait d’acquérir, son analyste l’a soutenue dans la description : « – Il y a, c’est vrai, deux platanes dans le jardin juste à l’entrée, et les murs de la maison sont couverts de crépis jaune et le figuier, etc… » Et son analyste de lui confier ensuite qu’elle avait vécu toute son enfance et son adolescence dans la maison voisine de celle que la femme qui est sa patiente et qui préfère oublier son âge, s’apprêtait à acheter.
Mon premier souvenir d’enfance remonte à l’âge de quatre ans. Nous venions d’emménager dans la maison en briques rouges semblable à toutes les maisons en briques rouges qui bordaient l’avenue fleurie de la petite ville de province où mes parents avaient fait le choix d’établir notre famille surgie de nulle part. A mes yeux d’enfant, le quartier de maisons nouvelles apparu un matin des années soixante au milieu des champs de blé et de betteraves comme une île au milieu de la campagne n’avait rien à voir avec la ville mais trente ans plus tard, il en constituerait pourtant la banlieue proche et aujourd’hui il fait partie de sa périphérie.
Mes parents étaient jeunes encore. Ils avaient grandi pendant la guerre, et s’étaient mariés à la fin des années cinquante. Dans leur résolution de recommencer une vie ailleurs, ils s’étaient laissés porter par un espoir un peu fou, un sentiment obscur. Ce serait pareil quelques années plus tard pour le voyage retour.
J’avais quatre ans et nous venions d’emménager dans la maison nouvelle mais je n’ai aucun souvenir du déménagement. Les impressions premières d’enfance sont de brefs éclats. Ne demeure parfois qu’une scène isolée, une séquence de quelques images taillées dans la réalité comme ces figurines et ces bouts de paysage qu’enfants nous découpions dans les magazines qui traînaient à la maison. J’avais quatre ans et nous marchions ma sœur et moi parmi d’autres enfants le long des maisons en brique rouge. Les jardins n’étaient encore que des buttes de terre recouvertes d’une végétation sauvage. Nous marchions ou plutôt nous sautions dans le gravier gris argent qui recouvrait le trottoir et, pieds nus dans nos sandales, nous foulions des tas de sable qui ressemblaient à des monticules de sucre de canne de couleur orangée. Nous marchions, nous sautions et soudain je m’étais mise à courir en criant : – moi pemière, moi pemière comme si je ne savais pas prononcer la contraction des consonnes p et r. Je jouais à parler comme la fillette que je n’étais déjà plus. Je ne savais pas mon âge alors mais j’avais conscience d’imiter un état antérieur de moi-même. Déjà je savais que le passé était passé.
En réalité, cette scène du groupe de gamins courant sautant sur un trottoir de graviers gris argent dans une ville de province de l’enfance ne constitue pas mon premier souvenir, mais ce qui la distingue ce sont les mots qui y sont accrochés. Mes autres souvenirs des débuts sont muets : ce sont des images arrêtées ou des suites d’images silencieuses agrafées à l’appartement dans lequel nous vivions au bel-étage d’une maison dans une rue d’Anderlecht non loin de la place de la Vaillance. Un de ces souvenirs, et c’est sans doute le premier, antérieur donc à la scène de la bande d’enfants qui courent et sautent dans le quartier de maisons nouvelles, a pour décor un orage d’une fin d’après-midi d’été comme dans le film Rhapsodie en août d’Aki Kurosawa. Deux filles et deux garçons au bord de l’adolescence passent leurs vacances d’été auprès de leur grand-mère dans la campagne non loin de Nagasaki. Au cours de leur séjour, ils découvrent peu à peu l’événement de la bombe par laquelle leur grand-père a trouvé la mort il y a quarante-cinq ans. De ce film, deux séquences me sont restées. Dans la première, la famille court au ralenti sous la pluie battante d’un orage d’été en file indienne derrière la vieille grand-mère qui lutte contre la pluie et les bourrasques et se cramponne à un parapluie déchiqueté. Et dans cette course contre les éléments déchaînés, les silhouettes sont découpées et aplaties comme dans un théâtre d’ombres et leur course et leurs gestes se répètent dans une boucle sans fin. Dans la deuxième séquence, un groupe de Japonais âgés marchent en file. Cassés brisés, ils s’appuient sur leur canne et se dirigent vers le monument qui commémore l’explosion de la bombe, et leur lent défilé sur le poignant Stabat Mater de Pergolese fait penser à La Parabole des Aveugles de Breughel. Comme les personnages du tableau, ils se soutiennent les uns les autres la main posée sur l’épaule de celui qui précède. L’un d’eux est aveugle.
Stabat Mater – la mère du Christ se tient debout
Juxta crucem lacrimosa – en larmes à côté de la Croix
O Quam tristes ac afflicta – O combien elle est triste et affligée.
Mon premier souvenir est donc une scène d’orage d’été réveillée par le film de Kurosawa, à laquelle j’associe une deuxième séquence qui se déroule dans la salle de bain carrelée de jaune de notre appartement en bel étage à Anderlecht. Nous courons sous l’orage, ma mère, ma grand-mère et moi. Et dans cette image, il y a non pas une ombrelle déchiquetée mais une poussette que tient ma grand-mère, à laquelle elle se cramponne et où dort mon frère encore bébé. Nous courons sur le trottoir gris, nous longeons les façades d’immeubles aux soubassements de béton strié ainsi qu’un grillage métallique qui clôt un terrain vague. Nous cavalons sous l’orage sombre comme si c’était la fin des temps et je ne sais où est ma sœur. Ensuite et c’est déjà la deuxième image, nous sommes à l’abri dans la salle de bains et ma grand-mère veuve de guerre est toujours présente. Je ne sais si mon frère bébé est allongé dans l’eau. Je me suis toujours demandé si je n’ai pas souhaité qu’il se noie ce soir-là dans la baignoire ou sous l’orage. Il était né deux ans et demi après moi, il n’est donc pas difficile d’imaginer la jalousie que j’ai pu éprouver vis-à-vis du garçon qui venait de naître. A la même époque, il avait contracté une pneumonie. Il avait fallu l’emmener d’urgence à l’hôpital et ma mère n’avait cessé de raconter qu’il avait failli mourir.
Ces trois événements – la course affolée avec la poussette sous une pluie d’orage ; la scène énigmatique de la salle de bain ; et ce que j’ai imaginé de la mort possible de mon frère bébé, constituent le triptyque de mes débuts.
A peu près au même âge, j’ai voulu grimper aux tentures bleu marine de ma chambre d’enfant, qui étaient parcourues de motifs animaliers, des girafes, des ours et des singes et je me suis caressée au milieu de la nuit en triturant le tissu de mes petites lèvres, imaginant que je faisais de la couture, ce qui m’a procuré une délicieuse et douce sensation d’humidité. J’avais à peine trois ans, c’était peu avant le déménagement. J’ai également le souvenir de ma mère qui entrouvre la porte de ma chambre après sa journée de travail. Elle porte un joli manteau et est chaussée d’escarpins. Elle se penche sur mon lit, je vois son visage glisser au-dessus du mien telle une ombre. Avec ma sœur nous avions joué dans la chambre des parents, je l’avais soulevée et nous étions tombées. J’avais heurté le sommier en métal du lit et je m’étais cassé la clavicule. Ma grand-mère veuve de guerre qui veillait sur nous pendant que maman travaillait pour payer la maison où nous allions habiter bientôt, ma grand-mère qui était une femme robuste et sévère m’avait grondée. Je me souviens aussi avoir voulu creuser un cratère dans le tas de purée de pommes de terre et d’épinards qui garnissait mon assiette alors que ma grand-mère approchait la poêle dans laquelle elle avait fait frire des tranches de lard. Un jet d’huile bouillante avait éclaboussé et brûlé le doigt avec lequel je creusais le puits.
Ces premiers souvenirs de ma petite enfance dans la maison d’Anderlecht sont dénués de langage, aucun mot n’y est accroché, pas même un cri, ou alors un sanglot silencieux.
Ce texte est le dernier de la série écrite tout au long des confinements, de mars 2020 à mai 2021, car il est temps de passer à un autre temps. Ce dernier texte clôture également la série de textes écrits (et non publiés ici) dans le cadre de l’atelier « Ecrire sur soi » d’Oliver Rohe au sein de l’école « Les Mots. »
Je remercie tous mes ami.es à Bruxelles, à Marseille ou parfois ailleurs qui m’ont lue, écoutée et envoyé des messages.
Tu refuses d’imaginer le futur car à peine esquisses-tu quelques lignes, tu as l’impression d’être aussitôt propulsée dans une autre époque de ta vie. Comme ces figures animées de Myazaki qui traversent l’espace et le temps les cheveux au vent, accrochées mortes de peur à un engin interstellaire qui fonce à travers le firmament. Ou comme Alice tombée dans un puits sans fond, soudain trop grande pour les aventures qu’il lui faut vivre dans un monde devenu trop étroit.
Dans une vidéo transmise il y a quelques semaines par notre amie journaliste à Bruxelles, on voit Patrick Bruel errer dans les locaux déserts du quotidien Le Soir. Ambiance de crépuscule, face à la caméra, le chanteur chuchote, l’index posé sur ses lèvres: « On est dans les locaux du journal Le Soir. » Puis il se tourne et glisse son regard vers le fond de la salle et les cloisons de séparation de l’open space de la rédaction qui ressemble à un vaste réfectoire vide. Puis il se met à frapper dans ses mains : « Allez, allez», crie-t-il, « on arrête de déconner, tout le monde sort, arrêtez de vous cacher, là ! », et dans la voix joueuse du chanteur, on entend poindre l’angoisse.
En décembre, peu avant Noël, on avait fini la lecture de La Montagne magique de Thomas Mann et on avait laissé le héros Hans Castorp disparaître dans les brumes et les marais de la Grande Guerre avec au bord des lèvres quelques vers de Der Lindebaum de Schubert. On avait fermé l’épais volume de La Montagne magique qui nous avait accompagnée tout l’automne, on avait écouté le Winterreise, le voyage d’hiver et on s’était préparée pour Noël et le passage de l’an.
Fin décembre à Marseille, les jours semblent longs malgré leur brièveté, et on a l’impression que le temps passe et qu’il ne passe pas à l’instar du virus dont on ne parvient pas à se débarrasser et qui est toujours là. Certains matins, le ciel est lumineux, d’un bleu intense, d’autres fois, il est rose ou ennuagé, mais il a beau faire le ciel, cet hiver, l’ambiance est grise et terne, et les lumières de Noël ne réchauffent pas les cœurs. Fin décembre à Marseille, personne n’a le cœur bien joyeux, le virus qui a modifié tous les paramètres de nos vies depuis presque un an, nous serre le cœur et contrarie notre esprit.
On l’avait oublié de notre lecture adolescente, un des derniers chapitres de La Montagne magique est consacré à la musique. Tout le monde est parti ou presque dans le monde d’en haut: Joachim Zimssen, le cousin de Hans Castorp, est décédé depuis longtemps après un séjour dans le monde d’en bas où il a endossé ses habits militaires; Clavdia Chauchat, la jeune-femme russe aux pommettes hautes et aux yeux bridés, est revenue au sanatorium après une longue absence, compagne à présent du détonant Mynherr Peeperkorn – un hollandais qui a fait fortune dans les plantations de café à Java, un personnage à «l’allure plébéienne et ouvrière» mais aussi «un buste sculpté pour l’éternité», écrit Thomas Mann. Tout le monde ou presque est parti, et après quelques chapitres, Mynheer Peeperkorn meurt lui aussi de ses abus débordants de vie. Clavdia Chauchat disparaît à sa suite, et Hans Castorp sombre alors dans une morosité que vient rompre l’acquisition par le Dr Behrens, d’un phonographe de la dernière génération. Hans se trouve alors une nouvelle passion, musicale cette fois. II écoute Aïda de Verdi et Carmen de Bizet. Et de Schubert, il écoute der Lindebaum, Le Tilleul, cinquième lied du Voyage d’hiver. Un appel à la mort ou l’appel de la mort : nuit profonde, obscurité, le feuillage du tilleul appelle celui qui passe à ses côtés : « Viens près de moi, …Ici tu trouveras ton repos.»
«Connaissez-vous cet état où l’on rêve, en sachant qu’on est en train de rêver, et où l’on tente de se réveiller sans y parvenir ?» demande Hans Castorp à Settembrini au début du roman.
C’est lors de la séance de radiographie dans le laboratoire du sous-sol du sanatorium que Hans prend conscience de son être-pour-la-mort : « Il vit l’intérieur de sa propre tombe, il vit l’œuvre future de la putréfaction (…) ; la chair qu’il habitait, il la vit décomposée, annihilée, évaporée en une vaine nébuleuse.» Et la scène étrange de la vision de l’intérieur du corps s’achève par cette phrase : « La fosse analytique qu’il avait vue béante, s’était refermée.» De la « fosse analytique », il est bien souvent question dans La Montagne magique, et le roman est à la fois proche et distant de la pensée psychanalytique. C’est peut-être une des raisons (inconscientes) de l’intérêt éprouvé pour ce roman au temps de l’adolescence.
L’été est fini dans le monde d’en haut, c’est bientôt l’automne et le mois d’octobre approche. Hermine Kleefeld, une jeune pensionnaire qui n’a plus qu’un demi-poumon, fait cette remarque désabusée : « Bon, l’été est passé – enfin s’il a existé On nous l’a volé, comme d’une façon générale on nous a volé notre vie, au total.» « C’est dur d’avoir 20 ans en 2020, le sacrifice est terrible », avait dit le Président de la France dans son allocution du 14 octobre annonçant le re-confinement de l’automne. L’été est passé, l’été est loin, et ils sont nombreux les jeunes à penser qu’on leur a volé leur vie.
L’écrivain allemand Léon Feuchtwanger contemporain de Thomas Mann à propos de son exil méditerranéen de sept années à Sanary-sur-Mer sur la côte varoise de 1933 à 1940: « Lorsque je montais au sommet de la petite colline, vers ma maison blanche et ensoleillée, que je retrouvais mon jardin et sa paix profonde, […] alors toutes les fibres de mon être me disaient : c’est ici que tu es chez toi, cet univers est le tien[1]. »
Thomas Mann, La Montagne magique, le premier matin de Hans Castorp au Berghof : « Le matin était frais et nuageux. Immobiles des nappes de brouillard s’étendaient à flanc de coteau, tandis que des nuages massifs, blancs et gris, restaient accrochés aux montagnes plus lointaines. Des trouées et des zébrures de ciel bleu étaient visibles par endroits et, quand le soleil perçait subitement, le bourg avait un scintillement blanc au fond de la vallée qui tranchait sur les sombres épicéas des versants (…) En contrebas serpentait le chemin en lacets par lequel il était arrivé la veille. Des gentianes étoilées, à tige courte, poussaient dans l’herbe humide du talus. Un jardin clôturé occupait une partie de l’esplanade avec des allées en gravier, des plates-bandes et une grotte artificielle au pied d’un imposant sapin argenté (…)
On le savait, mais on ne voulait pas se l’avouer. On le pressentait, mais on se refusait à le reconnaître : la vague arrivait, la vague était là, à nouveau. Il y a quelque temps, on avait fait un rêve avec une gigantesque vague qui menaçait de tout emporter et qui dans son reflux avait laissé le petit peuple de la plage hébété sur le sable. Les surfeurs et les baigneurs n’avaient pu résister à la vague, ils avaient été emportés, mais après son passage, ils étaient vivants. Sidérés mais vivants.