# 6 – La fosse analytique, Thomas Mann et Freud. Bientôt Noël ? La neige française

6 décembre 2020

Lire La Montagne magique – # 6 – 6 décembre 2020

«Connaissez-vous cet état où l’on rêve, en sachant qu’on est en train de rêver, et où l’on tente de se réveiller sans y parvenir ?» demande Hans Castorp à Settembrini au début du roman.

C’est lors de la séance de radiographie dans le laboratoire du sous-sol du sanatorium que Hans prend conscience de son être-pour-la-mort : « Il vit l’intérieur de sa propre tombe, il vit l’œuvre future de la putréfaction (…) ; la chair qu’il habitait, il la vit décomposée, annihilée, évaporée en une vaine nébuleuse.» Et la  scène étrange de la vision de l’intérieur du corps s’achève par cette phrase : « La fosse analytique qu’il avait vue béante, s’était refermée.» De la « fosse analytique », il est bien souvent question dans La Montagne magique, et le roman est à la fois proche et distant de la pensée psychanalytique. C’est peut-être une des raisons (inconscientes) de l’intérêt éprouvé pour ce roman au temps de l’adolescence. 

Au sortir de la Première Guerre mondiale, Freud  publie l’essai Au-delà du principe de plaisir qui signe un profond  remaniement de la théorie psychanalytique avec l’invention de  la pulsion de mort. S’interrogeant sur la violence terrifiante de la guerre et sur les traumatismes qu’elle a engendrés, il tente de penser théoriquement la pulsion de destruction et il souligne l’inexorabilité de la répétition et de l’attrait pour la souffrance. Sans jamais être nommée en tant que telle, puisque Freud la conceptualise dans le même temps où Thomas Mann écrit son roman, la pulsion de mort traverse La Montagne magique. On la retrouve dans l’irruption de forces destructrices dans la vie jusque-là si bien rangée de Hans Castorp; dans la fascination que le héros éprouve pour le corps, pour la maladie et pour la mort, mais aussi dans son refus des forces vitales de l’action qui régissent le «monde d’en bas» et dans son abandon au temps indéterminé du «monde d’en haut.» Car il fait le choix délibéré de vivre hors du temps ou dans le pur écoulement du temps. Il y a une communauté de pensée et d’écriture entre Thomas Mann et Freud en ces temps troubles de crise de l’Entre-deux-Guerres, et Thomas Mann prononcera en 1936 une  conférence intitulée Freud et l’avenir[1] pour les 80 ans de l’inventeur de la psychanalyse.

La Montagne magique est donc traversée par ce qui traverse la psychanalyse au moment où elle s’invente: l’importance du rêve et de la réminiscence, la fascination pour l’intérieur du corps (et de l’âme), l’alliance funeste entre l’amour et la maladie, le symptôme comme maladie organique, et plusieurs chapitres et sous-chapitres du roman en témoignent.

L’écoulement du temps au sanatorium est ponctué par le cycle de conférences hebdomadaires du Dr Krokovski, présenté comme psychanalyste. Avant même que Hans Castorp n’assiste à l’un de ses exposés à propos des pouvoir de l’amour, dans le chapitre intitulé Analyse, Thomas Mann procède à une sorte de levée du refoulement pour son jeune héros Hans, dans le chapitre précédent. Un beau matin, Hans Castorp part seul en montagne pour une randonnée extravagante au cours de laquelle il s’égare. Arrêté par un malaise et un saignement de nez, il s’étend sur un banc au bord d’un ruisseau et, écrit Thomas Mann «Il se retrouva ainsi subitement ramené à un état antérieur préfigurant un rêve modelé par de récentes impressions, et qu’il avait fait quelques nuits auparavant… Cet enlèvement vers le lointain et l’autrefois était cependant si fort, si total, allant jusqu’à abolir l’espace et le temps, qu’on avait l’impression de voir un corps inerte, gisant en altitude près d’un torrent alors que le véritable Hans Castorp était debout, bien loin, à une époque antérieure et dans un autre environnement, dans une situation qui, malgré sa simplicité, était audacieuse et exaltante.  Il avait treize ans, c’était un élève de troisième en culottes courtes qui, dans le préau, bavardait avec un garçon d’une autre classe, à peu près du même âge (…).» Suit alors le récit de l’admiration silencieuse que Hans éprouva pour un collégien dénommé Pribislav Hippe. Ainsi que du cours épisode, associé à l’éprouvé d’un plaisir intense, où Hans emprunta à son camarade un crayon ; et le souvenir d’avoir taillé le crayon et d’en avoir conservé les rognures dans le tiroir de son pupitre. Force et prégnance d’un souvenir sexuel et amoureux de l’enfance. Dans les traits du collégien Hippe, Hans reconnaît les pommettes hautes et les yeux bridés de la jeune-femme russe Clavdia Chauchat qui le fascine au sanatorium. Il est tellement troublé par ces pensées qu’il rentre au Berghof affalé dans la charrette d’un paysan – et l’ironie dont Thomas Mann fait preuve ici à l’égard de son héros dans un mouvement de dés-identification, est un autre trait qui traverse le roman. Hans Castorp arrive in extremis au Berghof pour assister à la fin de la conférence du Dr Krokovski à propos de l’amour : 

«Jamais de toute sa vie, Hans n’avait entendu ce terme avec une telle fréquence qu’à cet endroit et ce jour-là ; il lui semblait même à la réflexion ne l’avoir jamais prononcé ni entendu de la bouche d’autrui (…) En tout cas, selon lui, ressasser ce mot n’était pas d’un grand secours. Au contraire, ces deux syllabes obscènes, cette voyelle ouverte, puis cette labiale et sa voyelle arrondie lui répugnaient carrément, à la longue, et s’associaient dans son esprit à du lait coupé d’eau, à une substance gélatineuse d’un blanc bleuté (…) le docteur Krokovski traitait des formes effrayantes de l’amour, des avatars singuliers, douloureux et inquiétants de ce phénomène tout-puissant (…) L’amour réprimé n’était pas mort, il vivait et, dans les ténèbres les plus secrètes, aspirant à s’épanouir encore, il allait rompre le charme jeté par la chasteté et resurgir sous une autre forme, métamorphosé, méconnaissable…  Et là le Docteur Krokovski lança : sous la forme de la maladie ! Le symptôme était une activité amoureuse travestie, et la maladie n’était qu’un avatar de l’amour.» 

Le symptôme était une activité amoureuse travestie et la maladie n’était qu’un avatar de l’amour…

***

En ce début du mois de décembre à Marseille, les températures ont chuté. La douceur automnale qui autorisait il y a quelques jours encore la baignade, et la lumière dorée de novembre ont fait place au froid sec de l’hiver. On annonce de la neige dans les Alpes. On ne sait pas encore s’il y aura de la neige à Noël, mais l’on sait déjà que les stations de sports d’hiver seront fermées, et le gouvernement se pose la question de comment contrôler les quelque 10% de Français qui décideraient de partir skier ailleurs, en Suisse ou en Autriche. «Le «président des riches» promet de mettre en quarantaine des bourgeois en Moon Boots ? – interroge l’édito de Libération du 3 décembre. Alors maintenant, on fait comment ? On arrête n’importe quelle voiture de retour des montagnes et on compte les peaux de chamois dans le coffre ? On traque les restes de forfaits dans l’habitacle ? On met des douaniers sous les sapins de nos voisins ? A défaut de skier, on pourra toujours rigoler dans la neige. Française.»

Et la photo qui accompagne cet édito, où l’on voit le Président de la France et son épouse sur un télé-siège en hiver, que l’on pourrait légender «Emmanuel et Brigitte à la neige», nous rappelle les aquarelles des Martine de notre enfance. Et à ce chromo idyllique en bleu et blanc de 2020 répond  l’explosion des couleurs et des matières de la photo qui accompagne l’article du même Libé le lendemain, à propos des années Giscard : le sous-pull à col roulé en matière synthétique sous la combinaison de ski, l’optimisme conquérant jusqu’à la lune, le «vent orange de détente et de surconsommation», la chimie alimentaire…  Ultime sursaut de vie de la fin des Trente Glorieuses après la crise des deux guerres, espoir fou dans une modernité dont aujourd’hui plus que jamais, on vit l’impasse et les limites ? Modernité – mondialité, «sans se douter une seconde du retour de boomerang» écrit Libé

Sans se douter une seconde du retour de boomerang ? Nous y sommes plus que jamais. 

© Libération, 3 et 4 décembre 2020

[1] Thomas Mann, Freud et l’avenir, dans Noblesse de l’Esprit, Albin Michel, 1960.

Laisser un commentaire