1er avril 2020
Au cours du deuxième week-end de vie sans vie, on se pose une question : convient-il de parler déjà de l’après? Est-il opportun de parler de l’après ? Libération de ce deuxième week-end de vie sans vie titre Penser l’après, mais n’est-ce pas prématuré alors même que la vague arrive et nous submerge et que cela va durer au moins une dizaine de jours, voire plus ? Parler de l’après maintenant déjà alors qu’on est au pic de la crise, alors qu’on est au creux de la vague ? N’est-ce pas s’empêcher de voir et mettre un voile sur le présent ? Et le changement souhaité, ardemment désiré, le changement nécessaire ne viendra-t-il pas plutôt du fait de s’arrêter et de séjourner un temps suffisant au chevet de ce qui nous arrive? « Nous devons aujourd’hui accepter de nous laisser traverser par l’inquiétude, la tristesse ou le chagrin», écrit la psychanalyste et philosophe Hélène L’Heuillet dans Libération au cours de ce deuxième week-end de vie sans vie.
Oser penser la tristesse, oser penser la détresse et la vulnérabilité. En France, mais aussi en Italie et en Espagne pour ne parler que des pays voisins les plus proches et aussi bientôt, on y est déjà, à New York.
Une autre enquête du même Libé porte sur les funérailles et pointe combien l’épidémie bouleverse au plus intime et rend le deuil impossible. On ne peut accompagner le malade dans ses dernières heures, on ne peut être présent lorsque son corps disparait. Un fils accompagne son père dans son dernier voyage et est seul à pouvoir dire adieu au corps. Son frère ne reçoit que les images de la cérémonie : « Lui l’a vu, moi je n’ai que des images.» On n’habille plus les corps, on ne veille plus les corps, on ne touche plus le bois des cercueils, les cérémonies sont brèves, elles se tiennent sur le parvis de l’église ou au bord de la fosse au cimetière et on met tout de suite le cercueil en terre. Plus de communauté autour du mort, plus de rituel pour ancrer le deuil dans la vie des vivants.
Dans Libération du premier jour de la troisième semaine de vie sans vie du confinement, la philosophe Claire Marin insiste elle sur le côté fulgurant de la mort, l’état des malades s’aggravant très rapidement, de manière tragique : « La perte est encore plus désincarnée et distanciée… la mort survient en quelques heures. C’est tellement «furtif» qu’il peut y avoir une difficulté à réaliser la situation» dit-elle.
Mort furtive, mort fugitive, et sans chrysanthèmes.
Les chrysanthèmes, fleurs de deuil, de novembre à mars.
Marcel Proust, A l’ombre des jeunes-filles en fleurs : «Odette avait maintenant, dans son salon, au commencement de l’hiver, des chrysanthèmes énormes… Mon admiration pour eux … venait sans doute de ce que, roses pâles comme la soie Louis XV de ses fauteuils, blancs de neige comme sa robe de chambre en crêpe de Chine, ou d’un rouge métallique comme son samovar, ils superposaient à celle du salon, une décoration supplémentaire, d’un coloris aussi riche, aussi raffiné, mais vivant et qui ne durerait que quelques jours. Mais j’étais touché par ce que ces chrysanthèmes avaient moins d’éphémère que de relativement durable par rapport à ces tons, aussi roses ou aussi cuivrés que le soleil couché exalte si somptueusement dans la brume des fins d’après-midi de novembre… Comme des feux arrachés par un grand coloriste à l’instabilité de l’atmosphère et du soleil, afin qu’ils vinssent orner une demeure humaine, ils m’invitaient, ces chrysanthèmes, et malgré toute ma tristesse, à goûter avidement pendant cette heure du thé les plaisirs si courts de novembre, dont ils faisaient flamboyer près de moi la splendeur intime et mystérieuse. »
Malgré toute ma tristesse…
«Nous étions si forts», nous disait un ami de Bruxelles au téléphone aux premiers jours du confinement. Aujourd’hui, ce jour nous semble déjà lointain. Oui, nous étions si forts! Tellement forts que nous avions oublié notre fragilité. Claire Marin encore : «Aujourd’hui, la menace et la vulnérabilité sont malheureusement partagées : patients et soignants occupent un terrain commun dans la peur pour soi, pour ses proches.» Il n’y a plus de barrières entre soignants et patients, tous font face à la même vulnérabilité, et la bataille pour la vie, le combat des soignants contre la mort en est d’autant plus inouï. Car c’est en toute conscience de leur vulnérabilité, et bien souvent la peur au ventre, que les soignants sont au front.
Au micro de Rebecca Manzoni sur France Inter ce matin, entre Paris et l’Ecosse, la chanteuse Clara Luciani évoque la chanson Waiting for you de Nick Cave et chante a capella Les moulins de mon cœur de Michel Legrand : « Comme une pierre que l’on jette dans l’eau vive d’un ruisseau et qui laisse derrière elle des milliers de ronds dans l’eau… tu fais tourner de ton nom tous les moulins de mon cœur.» Un instant de grâce matinale.
Alors pour ce matin du début de la troisième semaine de vie sans vie, juste une voix, et un fragment de chanson.