21 mars 2020
Au milieu de la nuit de ce jour où l’on se dit que l’on ne va quand même pas déjà compter les jours, on lit la première chronique d’Eric Chevillard dans Le Monde, et on se dit que le quotidien français ne pouvait choisir meilleur auteur. Car qui d’autre si ce n’est Eric Chevillard est susceptible de nous faire voyager aux confins du confinement ? Et cela commence plutôt bien dans ce premier Sine die : «On ne sort plus, quel voyage ! » Marcher, déambuler dans la maison, parcourir un couloir jusqu’au bout, grimper sur les meubles ou les tentures, et puis surtout relire Xavier de Maistre, « Voyage autour de ma chambre.»
Interviewé au téléphone sur France Inter le matin de ce jour où l’on se dit que l’on ne va quand même pas compter les jours, l’écrivain Sylvain Tesson dit que ce moment inspirera les écrivains, que c’est un temps de rencontre entre le monde intérieur et extérieur. Que le seul moment d’effondrement sur lequel on peut intervenir, est son propre effondrement intérieur. Ne pas lutter contre le temps, ne pas se livrer à une guerre arithmétique avec les secondes qui passent, dit-il. Ne pas lutter contre le passage du temps, mais l’accompagner. Rétablir une communication avec le temps perdu, retrouver le temps.
Donc Proust et A l’ombre des jeunes-filles en fleurs. Et revoici Swann, car l’Ambassadeur M.de Norpois n’est pas que le diplomate familier des cours des grands d’Europe, il est aussi le messager de la narration et il réintroduit Swann au détour d’une phrase, comme en passant : « J’ai dîné chez une femme dont vous avez peut-être entendu parler, la belle madame Swann. » Et plus que Swann, voici Odette et, avec Odette, la question de l’amour et du désir. Il nous revient alors combien La Recherche est œuvre de diffraction, de Proust au narrateur, de celui-ci à Swann. Mais il y a plus encore, cette tension constante entre le sublime et ce que le narrateur désigne par le terme de «volupté» : «Peut-être en artiste, sinon en corrompu, Swann eût- il en tout cas éprouvé une certaine volupté à accoupler à lui un être de race différente, archiduchesse ou cocotte, à contracter une alliance royale ou à faire une mésalliance.» Et on se souvient alors de la profanation par crachat de la photographie du compositeur Vinteuil, par sa fille et son amie en préliminaire d’une scène d’amour que l’on ne verra pas. En artiste ou en corrompu…
Mais ce détour par Proust ne nous éloigne-t-il pas de la question du confinement ?
Au petit matin, on lit dans Le Monde l’interview d’une fonctionnaire de l’OMS qui énonce que plutôt que d’être en guerre, nous sommes en situation de guérilla. Et « guérilla » cela veut dire inventer des stratégies de l’instant : «Il faut être souple, prendre des décisions rapidement, et être capable d’en changer aussi vite, si l’on voit que cela ne marche pas». Alors on se dit que oui, la guérilla convient bien à ces premières journées de confinement. Pas de stratégie sur le long ni même le moyen terme, mais des décisions dans l’instant, susceptibles d’être modifiées et réorientées l’instant d’après.
Une oscillation du temps.
Ainsi, le soir du jour où l’on ne va pas déjà compter les jours, on prend la décision de consacrer la matinée du jour suivant à faire le ménage. Mais le matin, en écoutant Sylvain Tesson sur Inter, on se dit que oui!, il faut continuer à lire Proust et à écrire la chronique de ces jours. Alors, ce matin du jour où l’on se dit que l’on ne va pas compter les jours, plutôt que de faire le ménage, on commence à écrire la chronique de ce jour.
Ce même matin, dans la page Idées de Libé, Pascale Molinier, Professeure de psychologie sociale à la Sorbonne titre : Coronavirus : le soin n’est pas la guerre.
Le jour d’avant ce jour, dans un hôpital de Mulhouse, une infirmière se penche sur une jeune-femme de trente ans affolée qui va être placée en coma artificiel, et très doucement, elle lui dit pour la rassurer: «Vous allez dormir, on va vous soigner, et vous allez vous réveiller.»