20 mars 2020
Avant ce premier jour, il y eut une joie étrange, même pas indécente, à l’idée qu’on allait être confinés. On avait contourné le mot, on l’avait détourné. On avait pensé à Une chambre à soi de Virginia Woolf et au vieux, au très sage Voltaire, enfin, on allait pouvoir cultiver son jardin ! Car à Marseille, on a un jardin, un joli jardin provençal qui descend en restanques, un citronnier couvert de citrons en hiver et un olivier empli d’une myriade d’olives en automne. Et justement ce jour d’avant le premier jour, le jardinier était passé. Il avait élagué l’olivier, et l’arbre était tel qu’il doit être mi-mars : une hirondelle peut voler à travers son feuillage clairsemé.
Ce premier jour, on a donc détourné le mot « confinement » et il y avait une joie bizarre à appeler les amis, à s’appeler le plus possible, à se donner des nouvelles, si bien qu’au terme de ce premier jour, on s’était dit que cette journée on ne l’avait pas vue passer. Il y avait bien ce projet d’avant-avant ce premier jour, d’avant le confinement, de relire Proust car on allait retrouver du temps enfin, on pourrait être dans sa chambre à soi ou au jardin, et c’était une occasion inespérée. Car pour lire Proust, il faut retrouver le temps…
Alors, le premier jour, on a repris le volume aux pages jaunies, à la couverture défraîchie ornée d’une gravure de Dufy, quatre jeunes-filles face à la mer, aquarelle de printemps ou d’été, A l’ombre des jeunes-filles en fleurs. Le premier jour, on a ouvert le volume aux pages usées et on a essayé de lire mais c’était une lecture étrange, bien loin du ravissement espéré. On s’est mise à lire la même phrase trois ou quatre fois, on s’est trouvée à buter sur ces phrases si alambiquées. Et puis Marcel nous énervait avec son désir. Il voulait voir l’actrice la Berma dans Phèdre, il en rêvait. Il le désirait tellement que lorsque ce fut possible, il n’en eut plus du tout envie. Et on se disait : comme le désir est capricieux ! et combien Marcel est un grand enfant gâté. Mais certains passages nous interpellaient, un autre Proust, que l’on n’avait pas perçu lors de la première lecture adolescente. Des passages intrigants qui résonnaient avec le présent. Il y avait le personnage de Monsieur de Norpois, ambassadeur familier des puissants «imbu de cet esprit négatif, routinier, conservateur, dit « esprit de gouvernement » », qui « avait puisé dans la Carrière l’aversion, la crainte et le mépris de ces procédés plus ou moins révolutionnaires.» Et là tout à coup, on découvrait un autre Proust, aux prises avec son temps et son époque. Certes ce Proust-là était loin du Tolstoï de Guerre et paix, mais il nous revenait qu’il avait bien écrit La Recherche en temps de guerre.
Et justement la guerre, on y pensait depuis quelque temps. Alors qu’on n’avait pas vécu la guerre, si ce n’est à travers les récits de nos parents et de nos grands-parents, le coronavirus entraînait dans son sillage un parfum nauséeux, une ambiance de guerre. Et tout à coup, le jour suivant ce premier jour, on y était. Le soir même le mot « guerre » était martelé sept fois de suite par le président de la France dans son discours à la nation.
Alors le jour suivant le premier jour, on a été saisie d’effroi : guerre, guerre, guerre, sept fois la guerre. La troisième guerre mondiale ? Menaces de guerre ? En temps de guerre ? Alors, tout à coup, le poids des mots, leur importance nous est revenue. Et le jour suivant le premier, ou le jour après le jour suivant, assise l’après-midi dans le jardin provençal baigné de lumière, on s’est dit qu’il fallait bien réfléchir aux mots et ne pas extrapoler. Car, plutôt que d’une guerre, vocable bienvenu dans le discours d’un président qui tente de retrouver sa légitimité dans la crise, qui peut enfin à nouveau s’élever au-dessus de tous les Français, ne valait-il pas mieux penser qu’il s’agissait de livrer une bataille ? Une sacrée bataille ? Et qu’il s’agissait de lutter et de résister au virus. Des mots tellement moins anxiogènes que « guerre » ?
Alors, le troisième jour après le premier jour, jour de tristesse, assise dans la douce chaleur du soleil du jardin provençal, écoutant les oiseaux, les bruits lointains de la ville qui persiste, les voix des voisins dans leur jardin, recevant les messages des enfants et de tous les amis aimés confinés à Bruxelles ou à Marseille, au troisième jour après le premier jour, on s’est dit oui, lisons Proust!
Amis de Bruxelles, de Marseille et d’ailleurs, oui le temps est peut-être venu de lire et de relire Marcel Proust.