8 avril 2020
Trois semaines déjà se sont écoulées depuis le premier jour de vie sans vie, et en ces premiers jours de la quatrième semaine de confinement, on se dit que le temps passe étrangement vite, entre torpeur et vitesse. En ces premiers jours de la quatrième semaine, on décide de revenir à Proust et au voyage que le narrateur fait en train vers Balbec. On s’en souvient, outre l’expérience temporelle qui est au cœur de La Recherche, c’est aussi à une expérience esthétique que Proust nous convie. Alors on décide de s’arrêter à cette expérience, le temps d’un texte. Le temps du passage d’une réalité perçue ou mémorisée à sa transposition dans un tableau ou dans l’écrit. L’écriture, et pas seulement le cinéma, est aussi un art du montage.
Et ce texte fait écho à notre expérience présente. Car Lire Proust au temps du coronavirus, c’est oser l’écart, le grand-écart entre la lecture de La Recherche et ce qui nous arrive jour après jour du monde et de l’épidémie.
Proust donc : «A un moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou non de dormir … dans le carreau de la fenêtre, au-dessus d’un petit bois noir, je vis des nuages échancrés dont le doux duvet était d’un rose fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui tient les plumes de l’aile qui l’a assimilé ou le pastel sur lequel l’a déposé la fantaisie du peintre. Mais je sentais qu’au contraire cette couleur n’était ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie. Bientôt s’amoncelèrent derrière elle des réserves de lumière. Elle s’aviva, le ciel devint d’un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux voir, car je le sentais en rapport avec l’existence profonde de la nature, mais la ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de toutes ses étoiles, et je me désolais d’avoir perdu ma bande de ciel rose quand je l’aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la fenêtre d’en face qu’elle abandonna à un deuxième coude de la voie ferrée ; si bien que je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et avoir une vue totale et un tableau continu.»
«Un rose fixé, mort, qui ne changera plus» et «Mais je sentais qu’au contraire cette couleur n’était ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie», écrit Proust. Un rose fixé, mort, qui ne changera plus. Un rose fixé, mort… et une couleur qui est nécessité et vie. Inutile de paraphraser, on ne peut que répéter les mots de Proust et tenter la transposition dans une image. Et on renvoie alors aux photographies qui accompagnent cette chronique, à la couleur délicatement rose des fleurs d’un magnolia qui s’ouvre au printemps et à la fenêtre contre laquelle une toute petite-fille pose son front, colle ses yeux à la vitre et observe le monde et le jardin.
Il y a aussi la course du narrateur d’une fenêtre à l’autre du compartiment, parce que le train change de direction et tourne. Et cette course à la composition de l’image pour «rentoiler les fragments intermittents et opposites» n’est-ce pas ce que nous tentons nous aussi, en ce temps de confinement, confrontés à la difficulté et à l’impossibilité d’une vue totale et d’un tableau continu? Car nous sommes confrontés chaque jour à la versatilité de ce que nous vivons : impression de vitesse du temps et torpeur de chaque jour qui ressemble au jour précédent ; moments d’angoisse le soir après avoir regardé les infos et instants furtifs d’enchantement le jour quand on traverse le jardin; obligation de travailler et envie de ne rien faire et de laisser le temps s’écouler.
Au premier jour de la quatrième semaine de vie sans vie, en France, les soignants reprennent leur souffle, et on constate un ralentissement du nombre d’entrées dans les hôpitaux des régions les plus concernées. De nouvelles métaphores se font jour et l’usage de certains mots se précise.
Parmi celles-ci, il y a celle qui est empruntée à la vague météorologique qui nous submerge depuis le Tsunami de 2004. Et on se rappelle les catastrophes climatiques qui ont suivi: le cyclone Katrina en 2005 sur la Nouvelle-Orléans et l’ouragan de l’automne 2017 dans les Caraïbes. S’agissant du coronavirus, on parle désormais d’un orage pour qualifier l’aggravation des symptômes respiratoires qui survient au septième ou huitième jour et la subite inflammation de la pneumonie. Un orage immunitaire, un orage de cytokine, quand le système immunitaire s’emballe et se retourne contre lui-même, mettant la vie du patient en danger. Quant au pic – mais on ne sait plus vraiment de quel pic il s’agit, celui de l’épidémie elle-même ou celui des urgences hospitalières? – il s’agirait plutôt d’un plateau qui peut durer un certain temps, une semaine ou deux, avant de connaître la décrue. Car c’est monté vite et cela descend lentement, et plateau convient mieux pour qualifier la tension qui va durer longtemps. Et voici qu’une nouvelle métaphore nous arrive, qui franchit allègrement le pas du printemps et nous mène à l’été: le frein estival. Au journal télévisé, un épidémiologiste nous indique que dans quelques jours ou dans quelques semaines, on aura atteint la décrue, et que s’il y a un frein estival (car en temps normal la grippe s’arrête après le mois d’avril), nous connaîtrons un répit pendant l’été, et nous pourrons alors bénéficier d’un déconfinement transitoire. Accélération hivernale, pic ou plateau printanier et frein estival?
Corronarration ou les paroles gelées, titre l’écrivain Christian Salmon dans son article de la revue en ligne AOC (Analyse Opinion Critique) pour qualifier cette crise du langage et du récit qui « provoque des collisions d’oxymores ou crée des métaphores qui ont la forme de lapsus, des dénégations qui ne trompent personnes et des actes de langage qui échouent piteusement à la tribune des parlements.» Et il cite Rabelais : « Nous y vîmes des mots de gueule, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés, lesquels, quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neige…. D’autres en dégelant rendaient des sons comme tambours, clairons ou trompettes. Nous entendîmes miaulements qui étaient comme langage humain.»
Des miaulements qui étaient comme un langage humain…