22 mars 2020
A l’ombre des jeunes-filles en fleurs, M de Norpois, encore lui : «Dans un temps comme le nôtre où la complexité croissante de la vie laisse à peine le temps de lire, où la carte de l’Europe a subi des remaniements profonds et est à la veille de subir de plus grands encore peut-être, où tant de problèmes menaçants et nouveaux se posent partout, vous m’accorderez qu’on a le droit de demander à un écrivain d’être autre chose qu’un bel esprit… A notre époque il y a des tâches plus urgentes que d’agencer des mots de façon harmonieuse.»
Et l’on sourit lorsqu’on lit, quelques pages plus loin, la revanche de Marcel, écrivain en herbe, qui résonne avec notre pratique désormais quotidienne du lavage soigneux et répété des mains : «J’eus peine à me retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches et fripées qui avaient l’air d’être restées trop longtemps dans l’eau.»
Au bout de cette période de vie confinée, toutes nos mains ne seront-elles pas elles aussi , comme celles de M de Norpois, blanches et fripées d’avoir été si bien lavées ?
Le soir avant le premier week-end de confinement, pour la première fois, les applaudissements retentissent à 20h. dans le quartier de St André où l’on vit à Marseille, quartier ouvrier populaire du 16ème arrondissement. Non seulement les applaudissements mais aussi les sirènes des paquebots de croisière qui sont depuis quelques jours à l’arrêt dans la rade et qui ne nous menacent plus de leurs fumées noires. Et ce mugissement a quelque chose d’émouvant, c’est une ponctuation triste, répétée comme le mugissement d’un veau bien vivant, et cependant captif.
La veille de ce jour du premier week-end de confinement, quand la journée de travail s’est terminée, quand la première semaine de travail à distance s’est clôturée, les écouteurs bien calés dans les oreilles, les voix des patients glissant directement dans l’oreille, on s’est dit : tiens, mais c’est le week-end ! Comme un petit clin d’œil que l’on se fait à soi-même, une plaisanterie un peu ironique : tiens, mais c’est le week-end… et que va-t-on faire maintenant ? Libération titre sa page du week-end par «Bon week-end quand même» inscrit dans une fenêtre ouverte sur un rideau rouge fermé. Avant, bien avant le premier jour de vie sans vie du confinement, on avait imaginé qu’on prendrait sa voiture le week-end et qu’on irait marcher dans le Luberon tout proche. Mais on ne peut parcourir les collines de Provence, on ne peut pas non plus marcher au bord de la mer, et les Calanques sont interdites. On ne peut aller voir les fruitiers en fleurs du Vaucluse, mais on peut courir dans les rues vides du quartier de St André, sur des trottoirs ensoleillés où poussent les herbes folles.
Edgar Morin interrogé à propos de la guerre ce soir du premier jour du premier week-end de confinement: le virus est un ennemi invisible ; durant la guerre, l’ennemi invisible c’était la Gestapo. Il y a certes des analogies, mais il ne faut pas exagérer. Car nous sommes aussi notre propre ennemi, l’ennemi est en nous. Et Morin d’évoquer notre part d’aveuglement et notre impréparation face à cette crise ainsi que les mauvais choix politiques. Donc si guerre il y a, il s’agirait plutôt de guerroyer contre l’ennemi à l’intérieur de nous !
Mais il y a l’Italie et en Italie on ne parle même plus de guerre. L’Italie et ses 800 morts aujourd’hui premier jour du premier week-end de confinement. L’Italie c’est la défaite. L’Italie c’est la débâcle. Le jour qui a suivi le premier jour de vie sans vie, on avait vu apparaître une info sur l’écran de l’ordinateur, comme il en passe tant sur nos écrans : 475 morts en Italie. 475 morts ? Et cette info passagère avait suscité en nous un effroi, une tristesse sans fin. Le jour suivant ce jour, on avait appris qu’il y avait plus de 600 morts. Et le jour après le jour suivant, ce jour du premier week-end de confinement, on apprend qu’il y a eu 800 morts! 800 morts ? Presque le double des 475 survenus deux jours avant ? 5000 morts en Italie ? Solitude du pays voisin si proche, solitude de celui qui meurt seul à l’hôpital entouré de soignants. Solitude de ceux que l’on enterre sans funérailles dignes de ce nom.
On pense alors au Journal de Wajdi Mouawad que le Théâtre de la Colline diffuse en podcast. Dans le premier épisode qu’il écrit le 16 mars au premier jour de confinement, Wajdi Mouawad part marcher au Bois de Vincennes la nuit. Il marche toute la nuit et ça l’aide à penser, à refaire place aux mots, aux idées, peut-être même à de futures pièces de théâtre qu’il écrira. Soudain, au milieu de la nuit noire du Bois de Vincennes, il aperçoit une carapace de tortue morte au pied d’un arbre. Il s’arrête, il s’agenouille auprès de la carapace de la tortue morte. Il creuse un trou au pied de l’arbre et il l’enterre.
« A midi on va bien et à 16h on décède » dit un médecin présent à distance sur le plateau d’une émission politique du soir de ce premier jour du premier week-end de confinement.
Albert Camus : « Et puisqu’un homme mort n’a de poids que si on l’a vu mort, cent millions de cadavres semés à travers l’histoire ne sont qu’une fumée dans l’imagination. »