# 7 – Thomas Mann et Gustav Mahler. La musique et la mort, Le Tilleul et l’Adieu

13 décembre 2020

Lire La Montagne magique # 7 – 13 décembre 2020

On l’avait oublié de notre lecture adolescente, un des derniers chapitres de La Montagne magique est consacré à la musique. Tout le monde est parti ou presque dans le monde d’en haut: Joachim Zimssen, le cousin de Hans Castorp, est décédé depuis longtemps après un séjour dans le monde d’en bas où il a endossé ses habits militaires; Clavdia Chauchat, la jeune-femme russe aux pommettes hautes et aux yeux bridés, est revenue au sanatorium après une longue absence, compagne à présent du détonant Mynherr Peeperkorn – un hollandais qui a fait fortune dans les plantations de café à Java, un personnage à «l’allure plébéienne et ouvrière» mais aussi «un buste sculpté pour l’éternité», écrit Thomas Mann. Tout le monde ou presque est parti, et après quelques chapitres, Mynheer Peeperkorn meurt lui aussi de ses abus débordants de vie. Clavdia Chauchat disparaît à sa suite, et Hans Castorp sombre alors dans une morosité que vient rompre l’acquisition par le Dr Behrens, d’un phonographe de la dernière génération. Hans se trouve alors une nouvelle passion, musicale cette fois. II écoute Aïda de Verdi et Carmen de Bizet. Et de Schubert, il écoute der LindebaumLe Tilleul, cinquième lied du Voyage d’hiver. Un appel à la mort ou l’appel de la mort : nuit profonde, obscurité, le feuillage du tilleul appelle celui qui passe à ses côtés : « Viens près de moi, …Ici tu trouveras ton repos.»

La musique de Gustav Mahler est pour toujours associée à La Mort à Venise à travers le film réalisé par Visconti en 1971. L’Adagietto de la 5ème Symphonie accompagne la dissolution de toutes choses dans le mélange d’eau et de lumière de la lagune dévastée par le choléra où la silhouette du jeune Tadzio disparait sous les yeux de l’écrivain Gustav Aschenbach. C’est cette même dissolution du paysage que l’on retrouve dans La Montagne magique quand Hans Castorp se perd une après-midi d’hiver dans une tempête de neige. Et lors de sa dernière conversation avec Clavdia, Hans lui explique qu’il a coupé tout contact avec le monde d’en bas. «Ce monde je l’ai perdu», dit-il, en citant un chant populaire, «je suis perdu pour le monde.» Et ce chant populaire, Ich bin der Welt abhanden gekommen du poète allemand Friedrich Rückert que l’on traduirait plutôt par «du monde, je disparais», a lui aussi été mis en musique par Mahler en 1902 dans le cycle des Rückert Lieder

Du monde, je disparais.

En 1910, Thomas Mann assiste à la première de la 8ème symphonie de Mahler à Munich, l’écrivain et le compositeur se rencontrent et s’écrivent. Le compositeur décède en mai 1911, et quelques jours après avoir appris sa mort, Thomas Mann séjourne à Venise au Grand Hôtel des Bains. Au personnage de son récit, l’écrivain Gustav Aschenbach, il donne les traits de Mahler, et sa nouvelle s’achève sur ces mots : «Et le jour même, la nouvelle de sa mort se répandit par le monde…»

Gustav Mahler passait ses étés en montagne dans les Dolomites à Tobbiaco.  Son épouse avait fait construire un chalet qui lui servait de bureau de composition. 

Dans le cycle Le Chant de la terre composé en 1909, le dernier chant,  Der AbschiedL’Adieu, est inspiré de deux poèmes chinois de la période Tang. Et dans les premières strophes du lied, on retrouve l’atmosphère crépusculaire du paysage de montagnes dans lequel Hans Castorp arrive par une fin d’après-midi de juillet : «Le jour déclinait vite, les pastels du couchant qui avaient, l’espace d’un instant, avivé l’uniforme couverture nuageuse, s’étaient déjà ternis, et la nature se trouvait dans cet état transitoire incolore, inanimé et morose, précédant de peu la vraie tombée de la nuit.» A l’extinction du paysage dans le roman, répond celle du lied : « Le soleil s’éloigne derrière les montagnes. Dans les vallées le soir descend  avec ses ombres froides. O regardez! Comme une barque d’argent, la lune flotte dans le lac bleu du ciel (…) Les fleurs palissent dans le crépuscule (…) Tout désir souhaite maintenant rêver.» Et l’on pense alors que Thomas Mann et Gustav Mahler ont su, chacun à sa façon, traduire  avec douceur l’idée de la disparition et de la séparation.

Il y aurait encore beaucoup à dire et à écrire à propos du rapport de Thomas Mann avec la musique. Il faudrait évoquer sa correspondance avec le philosophe Theodor Adorno lors de l’exil aux Etats-Unis durant la deuxième guerre mondiale. Adorno, auteur d’un ouvrage à propos de Gustav Mahler et qui est aussi à l’origine des pages sur le dodécaphonisme dans ce qui est peut-être le plus grand roman de Thomas Mann, le moins connu aussi, le crépusculaire Docteur Faustus, écrit entre 1943 et 1947. Mais ce serait une autre histoire qui nous engagerait bien au-delà de la chronique de cet automne. 

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Au cours de cette chronique du re-confinement depuis la fin du mois d’octobre, on a abandonné l’énoncé lancinant des chiffres qui rythmait les jours du printemps. Les chiffres sidérants ne scandent plus nos journées. Et pourtant, en Italie, au début du mois de décembre, la deuxième vague atteint le chiffre terrifiant de 1000 morts en une journée. Aux Etats-Unis, après les rassemblements familiaux de Thanksgiving, on parle d’une troisième vague désormais hors contrôle. Aux Etats-Unis, la flambée s’ajoute à la flambée, et l’on pressent 350.000 morts pour la fin de l’année, voire 400.000 à la fin du mois janvier! Chiffres effarants. En Italie encore, Noël et le réveillon de fin d’année seront très confinés et les 25 décembre et 1er janvier, les Italiens seront interdits de sortir de leur ville ou village. Depuis début décembre, en France le chiffre des contamination connaît un léger rebond. Pour éviter une troisième vague en janvier à l’issue des fêtes de fin d’année, les salles de spectacle et de cinéma resteront fermées au moins jusqu’au 7 janvier. 

Un soir de cette première semaine de décembre, on a vu passer furtivement sur l’écran de la télévision, un sketch de Raymond Devos, Parler pour ne rien dire, ressorti par l’INA au mois d’avril passé. «Parlons de la situation, sans préciser laquelle (…) Il y a quelques mois, souvenez-vous, la situation pour n’être pas pire que celle d’aujourd’hui n’en était pas mieux aussi (…) Oui la catastrophe nous le pensions était pour demain, mais c’est-à-dire qu’en fait elle devrait être pour aujourd’hui, si mes calculs sont justes. Or que voyons-nous aujourd’hui ? Qu’elle est toujours pour demain. Alors je vous pose la question (…) : est-ce en remettant toujours au lendemain la catastrophe que nous pourrions faire aujourd’hui, que nous l’éviterons ?»

Il y a quelques mois, souvenez-vous, la situation pour n’être pas pire que celle d’aujourd’hui n’en était pas mieux aussi : à l’écoute de l’humour cinglant et poignant de Raymond Devos, on ne peut s’empêcher de penser que ce qu’on vit depuis presque une année a bien l’allure et le sens d’une catastrophe, en dépit même du fait qu’on parvient à la traverser.

Der Abschied, Kathleen Ferrier, Bruno Walter

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