29 novembre 2020
L’été est fini dans le monde d’en haut, c’est bientôt l’automne et le mois d’octobre approche. Hermine Kleefeld, une jeune pensionnaire qui n’a plus qu’un demi-poumon, fait cette remarque désabusée : « Bon, l’été est passé – enfin s’il a existé On nous l’a volé, comme d’une façon générale on nous a volé notre vie, au total.» « C’est dur d’avoir 20 ans en 2020, le sacrifice est terrible », avait dit le Président de la France dans son allocution du 14 octobre annonçant le re-confinement de l’automne. L’été est passé, l’été est loin, et ils sont nombreux les jeunes à penser qu’on leur a volé leur vie.
Jean-François Defraissy, Président du Conseil scientifique, interviewé dans le quotidien Le Monde : « On est dans une vieille deux-chevaux au milieu du tunnel du Mont-Blanc, et soudain on voit une lueur au bout. » Et en effet, pendant quelques jours, les annonces ont précédé l’annonce d’un plan d’allègement du confinement. Si bien que le soir du 24 novembre, le Président de la France fait une annonce qui n’a plus rien d’une annonce, une annonce désannoncée, une annonce obligée qui ne surprend personne puisque le virus circule toujours et qu’on est loin des chiffres prescrits pour un re-déconfinement. Conformément à ce qui a été annoncé, le Président annonce un allègement en trois temps et un Noël confiné-allégé. Et cela a si bien été annoncé avant l’annonce officielle que l’on ne se sent même pas déçue. On n’est pas déconfinés, non, ça on le savait, mais on n’est pas non plus déconfits. On est résignés, habitués en quelque sorte, et l’on se dit que l’opération de communication d’annonce de l’annonce est réussie. On se souvient aussi du beau roman de l’écrivain David Grossman intitulé « Une femme fuyant l’annonce ». En France, on ne peut fuir l’annonce, en France, on n’échappe pas à l’annonce. Car il s’agit de savoir où l’on va et comment on y va et, bonne nouvelle, on va pouvoir marcher à nouveau dans un périmètre de vingt kilomètres, ce qui nous donne le sentiment d’avancer.
Mais revenons à La Montagne magique et à une autre scène emblématique : le passage obligé, pour les pensionnaires du sanatorium, par la séance de radiographie organisée par le directeur, le Dr Behrens. A l’époque où Thomas Mann écrit son roman, la radiographie, inventée à la fin du 19ème siècle, est une technique encore toute récente. Elle permet de voir à travers le corps et on la pratique aussi telle une attraction sur les champs de foire. Hans Castorp se rend donc une après-midi avec son cousin Joachim dans les sous-sols du sanatorium où est installé le laboratoire de radiographie:
« Or, quelques minutes plus tard, il se retrouva lui-même au pilori en pleine tourmente, tandis que Joachim rhabillait son corps désormais refermé. Le docteur se mit à scruter l’intérieur de Hans par la vitre laiteuse : ses marmonnements, ses bribes de jurons et d’invectives semblaient indiquer que les résultats cadraient avec ses prévisions. Il eut ensuite la gentillesse de permettre au patient de regarder sa propre main à travers l’écran, puisque ce dernier l’en avait instamment prié. Et Hans Castorp vit ce qu’il devait s’attendre à voir et que l’être humain à vrai dire, n’est pas censé regarder (…) : il vit l’intérieur de sa propre tombe. Il vit l’œuvre future de la putréfaction, préfigurée grâce à la force de la lumière ; la chair qu’il habitait, il la vit décomposée, annihilée, évaporée en une vaine nébuleuse, puis, au milieu, le squelette de sa main droite à la sculpture chétive, et la chevalière héritée de son grand-père qui flottait, noire, à la première phalange de son annulaire (…) Pour la première fois il comprit qu’il mourrait (…) Puis il étendit en levant la main vers le ciel, la paume vers le dehors, comme il l’avait tenue derrière l’écran du laboratoire, mais la lumière du ciel laissa intacte sa forme vivante, et sa clarté alla jusqu’à assombrir et opacifier sa matière, dont seuls les contours extérieurs rougeoyaient par transparence. C’était la main vivante qu’il avait coutume de voir et de nettoyer, d’utiliser, et non cette carcasse étrangère entrevue sur l’écran : la fosse analytique qu’il avait vue béante, s’était refermée. »
La première radiographie de l’histoire, fut l’image d’une main, celle de l’épouse de l’inventeur Wilhelm Röntgen. Après le départ de Clavdia Chauchat la jeune-femme russe dont il est tombé amoureux au Berghof, Hans Castorp conserve de sa bien-aimée aux pommettes hautes et aux yeux bridés, une impression sur plaque de verre de la radio de son thorax. Tout comme aujourd’hui les futurs parents conservent amoureusement les clichés des échographies de leur enfant à naître.
Il a souvent été question de la mort dans les chroniques du confinement au printemps. Du surgissement comme jamais encore dans nos vies, de la mort chiffrée. Les chiffres sidérants du nombre quotidien des morts nous ont incitée à écrire. Etrangement, au cours de cet automne, la mort semble s’être éloignée. Les chiffres sont communiqués de façon plus discrète. Ils sont toujours aussi effarants mais ils se tiennent un peu plus loin de nous, un peu plus flous. A confinement allégé, discours allégé, et pourtant les chiffres restent pareils. Ainsi du nombre de morts comptabilisés pour la seule journée du 23 novembre : 501! Ou du nombre de morts en France depuis le début de l’épidémie, près de 50.000!, ou encore du nombre de morts rapporté à la population où la Belgique figure en tête de tous les records. A confinement allégé, discours allégé, et pourtant la mort est là, la mort rode mais on ne la voit pas.
La manière dont Thomas Mann décrit l’expérience que fait Hans Castorp du dedans et du dehors, cette vision de l’intérieur du corps qui est aussi appréhension de la mort à venir, l’image radiographiée de la main qui est vision de la tombe, nous renvoie à une chronique de la philosophe belge Pascale Seys sur Musiq3, le 7 mai passé : « Il y a ce qui se voit et il y a ce qui ne se voit pas », nous dit-elle. « Il y a d’un côté ce que nous masquons et de l’autre ce que nous acceptons de montrer de nous-mêmes, de nos failles et de nos difficultés à vivre. Il y a donc l’extérieur et l’intérieur. Le dehors et ses représentations visibles et le dedans et son recueil invisible.» Dans cette chronique dense et touffue, il est question des coiffeurs en tant que métiers essentiels, des cheveux, barbes et poils qui sont de l’ordre du visible et témoins du temps qui passe. Mais il est aussi question de ceux que la philosophe nomme les «adeptes du dedans et de la vie intérieure »: Proust, Beethoven, Virginia Woolf, Camille Claudel et tant d’autres artistes qui ont fait le choix de l’intériorité, auteurs de grandes œuvres qui résistent au temps. Et elle achève avec cette citation de St Exupéry : «On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. »
On pourrait penser que cela n’a rien à voir, et pourtant… la chronique de Pascale Seys du printemps résonne étrangement avec les événements de cet automne et la violence policière inouïe, intolérable dont a fait l’objet le producteur de musique Michel Z samedi 21 novembre dans le silence de nos nuits confinées. « On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher » : la page titre de Libération du 27 novembre laisse entrevoir le visage tuméfié de Michel Z sous le titre « La Nausée ». On hésite à donner à voir ici cette page en sachant pourtant bien que ce qui donne la nausée ce n’est pas la première page du quotidien mais bien l’innommable réalité.