22 novembre 2020
L’écrivain allemand Léon Feuchtwanger contemporain de Thomas Mann à propos de son exil méditerranéen de sept années à Sanary-sur-Mer sur la côte varoise de 1933 à 1940: « Lorsque je montais au sommet de la petite colline, vers ma maison blanche et ensoleillée, que je retrouvais mon jardin et sa paix profonde, […] alors toutes les fibres de mon être me disaient : c’est ici que tu es chez toi, cet univers est le tien[1]. »
Dans le temps quasi immobile et suspendu de La Montagne magique où les jours ressemblent aux jours et où l’hiver semble sans fin, des gestes et des scènes se répètent et rythment l’écoulement du temps, conférant au roman toute sa magie. Parmi ces scènes emblématiques, il y en a une qui a longtemps nourri nos rêves de montagne. On s’en souvient, les journées au sanatorium Berghof sont rythmées par des séances de repos obligatoires à l’issue de chacun des cinq repas quotidiens. Les pensionnaires doivent s’allonger sur le balcon de leur chambre dans une chaise-longue confortable et s’emmitoufler sous des couvertures en poil de chameau. C’est ce temps de repos à l’air pur qui constitue en somme la cure. Joachim fait ce geste pour la première fois sous les yeux étonnés de Hans, le lendemain de l’arrivée de celui-ci : « il alluma la lampe et, sur la chaise- longue, le thermomètre dans la bouche, il s’emmitoufla avec une étonnante dextérité dans deux grandes couvertures en poil de chameau qui étaient étendues dessus. Sincèrement admiratif, Hans observa l’adresse de ses gestes. Joachim s’enveloppa dans chacune des couvertures en commençant par la gauche, dans le sens de la longueur, jusque sous les aisselles, puis d’en bas, au-dessus des pieds, et enfin à droite, jusqu’à obtenir un paquet parfaitement uniforme et lisse dont n’émergeaient que la tête, les épaules et les bras. »
Qui d’entre nous n’a rêvé de se blottir sous les couvertures en poil de chameau de La Montagne magique comme les cousins Joachim et Hans lors de leurs cures de repos, et de rabattre correctement les pans pour produire un paquet uniforme et lisse dont n’émergeront que la tête, les épaules et le bras qui tient le livre ? De s’enfouir sous un temps immobile et en suspens face au paysage alpin comme le fait Hans Castorp lorsque l’hiver survient ? « Hans Castorp restait jusque tard dans la nuit sur son balcon au-dessus de cette vallée hivernale enchantée (…) L’excellente chaise longue munie d’un coussin en trois parties et d’un appuie-tête était tout près de la balustrade, où s’étirait un bourrelet de neige : sur la petite table blanche, la lampe électrique était allumée à côté d’une pile de livres (…) »
Après l’expérience du confinement du printemps, on fait cette fois encore quoique différemment, l’expérience d’un abri hors du temps, et l’on se tient pour quelque temps encore hors du monde, au balcon du monde.
Comment lutter contre la dilution du temps du jour sans fin ? demande la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury[2] interviewée sur la matinale d’Inter le 20 novembre. Quel remède à l’incertitude quand celle-ci affecte jusqu’au langage et que nous avons perdu confiance dans ce qui nous est dit (et elle évoque les mensonges à propos des masques au début de l’épidémie), quand aussi ce re-confinement de l’automne n’est pas tout à fait le confinement du printemps et que bientôt va lui succéder un dé-confinement ou un confinement allégé, un re-dé-confinement ? Tout ceci crée des confusions langagières, car on ne sait plus très bien où on en est entre confinement, dé-confinement, re-confinement, re-dé-confinement et confinement allégé dont on nous annonce ce dimanche qu’il sera en trois temps.
Dilution du temps et jour sans fin…
Alors, dans cette vie étrange, où comme le dit le chanteur et musicien Dominique A, on n’existe en ne pensant qu’à « la maladie qui rôde, tout le temps », où « l’on ne peut plus vivre inconsciemment », dans cette vie étrange, qui est « une vie sur-consciente d’elle-même », les livres sont un refuge et un abri (pour les privilégiés dont nous sommes), une mise entre parenthèses provisoire en attendant que la crise passe. Et pour Thomas Mann lui-même, l’écriture de La Montagne magique commencée pendant la Première Guerre mondiale et terminée entre les deux guerres, dans une période de crise et d’incertitude totale, fut peut-être une manière de solution. Même si pour certains de ses contemporains dont Léon Feuchtwanger avec qui il a partagé l’exil à Sanary-sur-Mer, il s’agissait d’un roman bourgeois trop versé dans l’introspection et pénétré de « poésie de sanatorium et de station de sports d’hiver.»
Comment lutter contre la dilution du jour sans fin ? demande Cynthia Fleury sur Inter. Elle dit qu’il faut continuer de se projeter dans la suite de l’histoire car le monde n’est bien évidemment pas fini. Car le monde ne s’arrête pas là, certainement pas avec nous, et il nous faut donc saisir de nouvelles occasions d’invention. C’est ce qu’a fait Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci, qui a ré-inventé l’idée du défilé de mode désormais interdit dans sa forme habituelle. Pour présenter sa nouvelle collection, il a invité le cinéaste Gus Van Sant à créer une mini-série en 7 épisodes, qui s’intitule Ouverture of Something that never ended – soit une autre formulation du jour sans fin. Et le cinéaste a suivi pour l’occasion l’actrice à la beauté androgyne Silvia Calderoni pendant une vingtaine de jours à Rome, dans son grand appartement solaire et dans la ville, portant les dernières créations de la collection Gucci.
Le film de Gus Van Sant nous donne à voir un monde fantômatique et évanescent, un monde de rêve, un monde en retrait, un monde à côté du monde, à l’instar de La Montagne magique – même si le grand roman de Thomas Mann ne se réduit pas à un point de vue esthétique, on y reviendra, car c’est aussi et surtout un roman à thèses, un roman d’idées qui met en perspective le moment de suspens de l’entre-deux-guerres. Mais pour l’heure, on reste dans le suspens, dans cette Ouverture à la temporalité ralentie qui nous propose un monde de rêves et de glissements. « J’ai découvert qu’une vie au ralenti pouvait être poétique » dit Alessandro Michele dans une interview donnée au quotidien Le Monde et les images de Gus Van Sant tout comme le temps immobile de La Montagne magique nous invitent à cette vie ralentie.
[1] Leon Feuchtwanger, Le Diable en France, 1941.
[2] Cynthia Fleury, Ci-git l’amer, Gallimard, 2020.
Merci chère Fabienne pour ta chronique ta voix si apaisante dans ces temps en suspens .
Merci merci, Marie-Hélène, à vite!
Oui plaisir du ralenti et de la douce voix qui raconte ces moments étranges