21 avril 2020
Le dimanche du sixième week-end de vie sans vie, est jour de pluie et de ciel gris. Dès l’aube, on entend les gouttes crépiter dans la cour du jardin provençal qui restera humide et luisante toute la journée ainsi que les jours suivants. Le dimanche du sixième week-end de vie sans vie, la pluie grise nous incite à plus de paresse que les jours de la semaine. Alors on profite de ce moment pour aborder une question difficile.
Dans une interview donnée au Monde début avril, le philosophe Emmanuel Coccia évoquait la figure de Saint-Jérôme dans le désert, toujours représenté avec un crâne et un livre. Selon lui, les mesures de confinement ont fait de chacun de nous un Saint-Jérôme aux prises avec la mort et la peur, mais à la différence du Saint, nous n’avons pas droit aux livres puisque les librairies sont fermées depuis six semaines !
Il y a quelques jours, le peintre David Hockney écrivait, comme s’il avait lu Montaigne : «On meurt parce qu’on naît. Je suis vivant». Mais il a peut-être lu Montaigne justement : «Dès notre naissance, nous mourons : la fin de notre vie est la suite de son origine.» Montaigne qui nous recommande de fréquenter la mort, de s’accoutumer à ses assauts et de la représenter sous tous ses visages à notre imagination. Car en la maniant et en la ressassant, à la longue on l’apprivoise. Plus encore, il faut, nous dit-il, démasquer la mort : «Les enfants ont peur de leurs amis quand ils les voient masqués ; nous avons semblable peur. Il faut ôter le masque aussi bien aux choses qu’aux personnes… Heureuse la mort qui ôte le loisir de faire les apprêts d’un tel attirail. »
Démasquer la mort ? Penser la mort ? Oser évoquer cette simple syllabe, comme l’écrit Montaigne?
«Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés» (La Fontaine dans Les animaux malades de la peste). Oui! Et c’est bien la mort qui nous a frappée au premier jour de la vie sans vie. La pensée indistincte de la mort a suscité notre effroi à l’annonce de 475 morts en une journée en Italie – c’était le 17 mars, jour qui nous semble si loin déjà! Aux premiers jours du confinement, la mort est entrée dans nos vies, en une série de cercles, du plus lointain au plus proche.
Au plus loin : l’insupportable comptage quotidien du nombre de morts en France, en Belgique et ailleurs. Mais à mesure que les jours ont succédé aux jours, on s’est habituée à ces chiffres effarants qui ont fini par retrouver leur fonction abstraite de nombres dessinés à la craie sur un tableau de classe, et se sont délestés de l’effroi initial.
Dans le deuxième cercle, on trouve les noms de personnalités célèbres touchées par le coronavirus. Le saxophoniste Manu Dibango, l’écrivain Luis Sepulveda, Pape Diouf, ancien président de l’OM de Marseille,… Ces personnes sont célébrées par les médias comme en temps normal. Plusieurs pages leur sont consacrées dans les quotidiens, la radio et la télévision leur rendent hommage musicalement. Comme en temps normal. Alors leur disparition ne nous paraît pas scandaleuse.
Dans le troisième cercle des disparus, figure une personnalité du monde des lettres belges, ami de nos amies, décédé il y a une dizaine de jours à Bruxelles. Quelques jours avant, c’est un ogre de la poésie belge, ami d’une autre amie, mort dans un ehpad en région parisienne. Ces morts-là, nous les avons croisés dans notre vie passée, et leur disparition nous affecte à travers le chagrin de nos amies. Mais les médias leur rendent hommage et ils sont honorés. Puis le cercle se rapproche plus encore : une délicieuse vieille dame aux cheveux gris et au sourire malicieux, parente de notre famille, meurt à l’âge de 98 ans dans une maison de retraite à Bruxelles, il y a quelques jours à peine ; le père d’une amie à Marseille est mort il y a deux semaines des suites d’une opération d’avant le coronavirus. Et ces disparitions-là, on les apprend par un simple mail ou un petit message écrit. Et leur mort qui aurait dû être naturelle du fait de leur grand âge ou de la maladie, prend une dimension tragique. Car elle survient dans la plus grande des solitudes et on lui impose d’être fugitive et passagère et de s’effacer aussitôt. Et il nous semble alors que l’on vole la mort à la mort.
Au terme du sixième week-end de vie sans vie, dans une émission télévisée, la philosophe et psychanalyste Julia Kristeva, cite Aragon «Un étrange pays dans mon pays lui-même», pour évoquer le manque de liens sociaux et d’espace dont elle souffre. Un étrange pays dans mon pays lui-même… Elle n’évoque pas la mort, mais la survie. Pour elle, l’enjeu de la crise est un enjeu de survivance. Née le jour du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et ayant grandi dans le contexte de la guerre froide, elle s’est toujours sentie survivante. Elle parle de la nécessité de survivre et d’aider nos proches à survivre.
Survivre et aider nos proches à survivre.
Et, pour évoquer la mort et son effacement en ce jour gris de pluie, cette fois ce n’est pas Proust que l’on relit, mais Joyce, son contemporain et la toute fin de la nouvelle Les morts dans Gens de Dublin :
« L’âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l’immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblotante. Sa propre identité allait s’effaçant en un monde gris, impalpable: le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. Quelques légers coups frappés contre la vitre le firent se tourner vers la fenêtre. Il s’était mis à neiger. Il regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés ou sombres tomber obliquement contre les réverbères…Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l’Irlande. Elle tombait sur la pleine centrale, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon. Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michel Furey gisait enseveli. Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées. Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tout l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts. »
Sur tous les vivants et les morts.
Le monde s’est dédoublé est le titre de la chanson que Clara Ysé a écrite pour sa mère la psychanalyste Anne Dufourmantelle morte l’été 2017 alors qu’elle tentait de sauver un enfant qui se noyait dans la mer. Survivre et aider nos proches à survivre, Le monde s’est dédoublé…