7 juin 2020
Marcel Proust : « Je vous donnerai une explication inconnue non seulement du passé mais de l’avenir. »
Patrick Boucheron : « L’histoire constitue la science du changement social, l’art de demeurer accueillant à l’inédit et à l’imprévu. »
Après deux mois de vie sans vie et les jours incertains de la vie entre qui ont suivi, voici venu le temps de l’après qui est un lent et progressif retour à la vie d’avant à peu près. Après deux mois de vie sans vie, voici venu le temps de l’après qui ne ressemble pas tout à fait à la vie d’avant. Un après qui a le goût de retrouvailles précieuses et amères, un après qui ne peut être l’avant quand il faut user de tant de précautions et maintenir les distances. Apprendre à voir et à parler avec les yeux, voix étouffée, sans se toucher.
Un après qui s’engouffre dans la vie d’avant tout en lui résistant.
Un matin du temps de l’après, interviewé sur France Inter, l’historien Patrick Boucheron évoque le séisme qui nous a ébranlés, le gouffre qui s’est ouvert sous nos pieds au cours des semaines écoulées. Il est temps, dit-il, de descendre à la cave et de voir les dégâts. Et il cite le philosophe et anthropologue Bruno Latour : il ne faut pas gâcher une crise, il ne faut pas l’enjamber mais prendre le temps de s’y arrêter et voir ce qu’elle nous apporte de nouveau. Car il y a eu une entaille, dit-il, désignant ce fait extraordinaire que les gouvernements de la terre entière ont pris la décision de défendre les vies quoi qu’il en coûte[1]. Quoi qu’il en coûte : formule de l’inconditionnalité, impératif catégorique. Car la vie est un bien inconditionnel et « quoi qu’il en coûte » ouvre sur un au-delà de la crise, et il s’agit à présent de sauver toutes les vies, celles des migrants qui frappent à nos portes et celles de tous ceux qui « rament dans la vie ». Ce serait là une des premières leçons de la crise.
On a oublié l’épreuve de la guerre, dit également Patrick Boucheron.
Or justement la guerre, il nous semble qu’on ne l’a pas oubliée et qu’elle continue d’infuser inconsciemment jusque dans le présent. Il nous semble que c’est bien le souvenir inconscient de l’épreuve de la guerre transmis par nos parents qui l’ont vécue enfant ou adolescent, qui a réveillé l’angoisse de la catastrophe qu’on a éprouvée au début du confinement, et l’état de sidération à partir duquel on a commencé d’écrire. La crise du coronavirus n’a rien d’une guerre[2] mais elle nous a fait éprouver le poids d’une menace diffuse et incertaine et elle nous a confrontés comme jamais encore à l’angoisse de mort.
Dans son interview du 12 avril dans Mediapart, au mitan de la crise, Patrick Boucheron énonce que le temps n’est pas à l’invention mais à l’inventaire : « Faisons avec ce que l’on a, autour de soi, disponible et épars : angoisses, savoirs, désirs et affections mêlés.» Et ces mots de l’historien résument bien ce que l’on a tenté dans les textes écrits au fil des semaines. On a fait avec ce que l’on avait autour de soi. On a fait avec l’effroyable bruit du monde bruissant à travers les médias, on a écouté le comptage quotidien, effarant des morts. On a vu la mort arriver au loin, et on a su qu’elle pourrait être proche, et la mort a été proche. Et tout cela a eu lieu.
Au plus fort de la vague qui nous a submergés, Patrick Boucheron dit qu’il faut faire l’inventaire de ce à quoi l’on tient vraiment et que notre intériorité a été mise à mal et est fracassée. Or, pour les privilégiés dont nous sommes, si quelque chose de notre intériorité a certes été mis à mal durant ces deux mois et menacé plutôt que fracassé, le confinement a aussi été une sorte d’abri et de refuge intérieur comme on s’est réfugiée dans la maison et le jardin, avec le citronnier et l’olivier. Comme on s’est réfugiée dans les livres et le pouvoir accordé aux mots.
Alors oui, dans ce temps de l’après, voici venu le temps de « l’inventaire de ce à quoi l’on tient et de ce que l’on peut lâcher, la mort dans l’âme ou le cœur léger. » Voici le temps de penser à la vie rare et précieuse. De songer doucement à ce que l’on aimerait conserver de ces quelques semaines de réduction de la vie à ses formes essentielles, pour ne pas oublier.
Et Proust?
Une dernière fois donc : et Proust ?
Dans son interview dans Mediapart, retraçant l’histoire des trois pandémies majeures de la peste, Patrick Boucheron évoque le père de Proust qui était médecin : « La peste de Canton de 1894 passa presque inaperçue », déclarait trois ans plus tard le médecin Adrien Proust (le père de Marcel, lui-même expert en auto-confinement), ajoutant : « Il ne s’agissait, il est vrai, que de Chinois. » Et il pointe au passage la figure du déni qui fut aussi la nôtre : le virus ne touche que les vieux…
Nous voici donc à la fin du premier volume du Côté de Guermantes au cours duquel le narrateur pénètre dans le cercle tellement désiré du clan des Guermantes. Il fréquente le salon de Madame de Villeparisis et revoit son ami Robert de Saint-Loup rencontré lors de l’été à Balbec. Il rencontre la duchesse de Guermantes et revoit le Baron de Charlus toujours aussi ambivalent. Et Proust, le grand confiné dont on réduit si souvent l’œuvre à une forme de réclusion esthétique, accorde dans ce volume une attention constante au bruissement de L’Affaire Dreyfus qui secoue et divise la société française. Proust chroniqueur de son temps.
Le Côté de Guermantes I s’achève sur une scène poignante : le narrateur tente une dernière promenade dans les jardins des Champs-Elysées avec sa grand-mère malade, et une attaque terrasse celle-ci :
« Je craignis qu’elle n’ait encore mal au cœur. Je la regardai mieux et fus frappé par sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l’aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d’une personne qui vient d’être bousculée par une voiture ou qu’on a retirée d’un fossé
– J’ai eu peur que tu n’aies une nausée, grand-mère ; te sens-tu mieux ? lui dis-je. Sans doute pensa-t-elle qu’il lui était impossible sans m’inquiéter, de ne pas me répondre. – J’ai entendu toute la conversation entre la « marquise » et le garde, me dit-elle… Dieu ! Qu’en termes galants ces choses-là étaient mises. Et elle ajouta encore avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné : « En les écoutant, je pensais qu’ils me préparaient les délices d’un adieu.» Voilà le propos qu’elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse, son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même qu’elle n’eût fait d’habitude et comme pour montrer qu’elle gardait bien tout cela en sa possession… – Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, du moment que tu as mal au cœur, c’est absurde, attends au moins que nous soyons rentrés. Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu’il n’y avait pas à me cacher ce que j’avais deviné tout de suite : qu’elle venait d’avoir une petite attaque. »
« Je pensais qu’ils me préparaient les délices d’un adieu. »
Voici donc venu le temps de clôturer la chronique du temps extraordinaire de la vie sans vie. Et pour ce faire, on choisit de finir sur cette image d’une petite Poucette qui, à Bruxelles, pour la toute première fois emprunte le chemin de l’école. Et trottine, le visage tourné vers l’avenir.
[1] “Quoi qu’il en coûte”, selon les mots du président français dans son discours du 16 mars 2020
[2] Contrairement à l’assertion rhétorique martelée par le président français dans son discours du 16 mars 2020, « nous sommes en guerre. » et au décor militaire qui constitua la scène, à Metz, d’une de ses interventions télévisuelles.
Merci Fabienne.! Et soyons toutes des petites Lula .
Bises
Mlo
Oui, un après qui va nous priver de tes chroniques…
Merci pour ton accompagnement.
Suivons les pas de Jeanne, qui nous conduit certainement sur une bonne voie!
Merci à toi Colette, de m’avoir lue, pas à pas…