14 mai 2020
Au cours des deux mois de vie sans vie du confinement, on a vécu sous un printemps radieux d’une exceptionnelle douceur, et cela nous a semblé paradoxal. Le premier jour du temps de la vie avec, le jour où l’on sort à nouveau et comme pour la première fois, il pleut comme il pleut rarement à Marseille. Il pleut sur toute la France, c’est le déluge, un temps d’orage, une tempête.
Dans le temps entre qui précède ce moment où l’on va apprendre à vivre avec le virus, une lettre d’un écrivain, dans la série Lettres d’intérieur proposée par France Inter durant le confinement, nous a marquée et impressionnée en négatif comme l’envers grisâtre d’une photographie qui n’existera plus jamais en positif. Le 4 mai, l’écrivain Michel Houellebecq écrit une lettre qu’il intitule En un peu pire. En un peu pire dans le délitement. En un peu pire dans le désabusement. En un peu pire dans la désillusion qui n’est même plus une perte d’illusion, entraînée par ce « virus si banal et sans qualités » et cette épidémie qui est un « non-événement ». En un peu pire, pour qualifier un possible après qui s’annonce sans relief et au-delà de toute tragédie. Une lettre qui n’a même pas la passion du nihilisme puisque l’auteur se déprend de toute admiration pour Nietzche; une lettre doucement ironique, légèrement acide lorsque son auteur cite ses collègues écrivains parisiens, « amis » confinés dans de jolies campagnes loin de la capitale ; et qui annonce l’obsolescence qui frappe désormais les relations humaines : « Rien d’un film à grand spectacle. Quelque chose d’assez morne, écrit-il, des individus vivant isolés dans leurs cellules, sans contact physique avec leurs semblables, juste quelques échanges par ordinateur, allant décroissant» – on le sait, Houellebecq ne cherche aucune chaleur, aucune chair humaines .
Une lettre qui a cependant des accents de vérité lorsqu’elle évoque la mort qui disparaît, les gens qui meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’Ehpad, que l’on enterre presque en secret: « Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait», écrit Houellebecq. Et l’auteur désabusé conclut par : « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire. »
Le même, en un peu pire ?
Alors, en lisant et en écoutant cette lettre morne de Houellebecq, on a songé à un autre texte qui dit le pire, qui fait cap au pire : Cap au pire de Samuel Beckett. Et on s’est demandé ce qui peut bien rapprocher et différencier deux écrivains à quelques décennies de distance dans la conception du pire. Alors on est allée chercher Cap au pire dans la bibliothèque, et on l’a relu: « Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore… Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D’où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. » Beckett et le texte qui boite et claudique en rythme. Cap au pire, texte désespéré qui dit, avec pudeur et toujours ce même rythme de la claudication, la douleur : «Il est debout. Quoi ? Oui. Le dire debout. Forcé à la fin à se mettre et tenir debout. Dire des os. Nul os mais dire des os. Dire un sol. Nul sol mais dire un sol. Pour pouvoir dire douleur.» Beckett et ces images humaines très humaines qui reviennent de loin, de si loin et persistent et jamais ne s’éloignent, comme cette image poignante du vieil homme et de l’enfant : «Main dans la main, ils vont tant mal que mal d’un pas égal… Tous deux dos courbé vus de dos ils vont tant que mal d’un pas égal. Levée la main de l’enfant pour atteindre la main qui étreint. Etreindre la vieille main qui étreint. Etreindre et être étreinte… Tous deux courbés. Unis par les mains étreintes étreignant.» Et : « Ainsi soudain disparus, soudain réapparus inchangés comme une seule ombre sombre tant mal que mal s’en vont et jamais ne s’éloignent.»
Etreindre la vieille main qui étreint. Etreindre et être étreinte. Unis par les mains étreintes étreignant. Comme une seule ombre sombre… s’en vont et jamais ne s’éloignent.
L’un, Beckett, dit, énonce la catastrophe jusque dans le langage, dans cette écriture raréfiée, rythmée par le boitement ; l’autre, Houellebecq saute par-dessus la catastrophe et s’installe, avec l’étrange jouissance du désabusement dans l’après.
En ce qui nous concerne, bien évidemment, le choix est fait.
Avant d’en finir avec le temps de la vie sans vie du confinement, avant d’entamer la longue traversée du temps de la vie avec, on s’arrête un moment à une photographie emblématique, à l’image de la présence fragile et rebelle de Jeanne, 97 ans, vue à la télévision un jour d’avril et revue dans l’émission C L’Hebdo du 9 mai qui fait l’historique des semaines écoulées. Jeanne pliée en deux dans son fauteuil roulant, semblable à un personnage de Beckett. « Face aux yeux baissés. Yeux clos. Yeux écarquillés. Yeux clos écarquillés», Jeanne aux yeux bleus si limpides, qui exprime l’infinie solitude et l’insupportable injustice subie par tant de personnes âgées recluses, confinées comme elle dans les Ehpads : « Je ne peux même pas aller chez ma voisine, on ne peut pas discuter, c’est pas une vie à quatre-vingt dix sept ans», dit Jeanne. Et quand l’infirmière lui dit : «Mais c’est à cause du virus», Jeanne lui répond, et nous dit à nous tous qui la regardons : « Oui, je comprends bien mais ma voisine, elle a pas le virus et moi non plus. On pourrait se voir de temps en temps, discuter un petit peu. » Et quand l’infirmière lui demande : « Vous ne mangez plus ? », Jeanne lui répond : « Je me force parce que mes enfants, ils rouspètent, je me force… » Et, du mouchoir plié qu’elle tient dans sa main gauche, Jeanne essuie les larmes qui baignent ses yeux bleus presque transparents : « Ils me disent, maman, tiens le coup jusqu’au bout ! » Alors, le jour où l’on entre dans le temps de la vie avec, à Jeanne qui résiste et dit son chagrin comme une enfant, on voudrait envoyer des fleurs, des fleurs, et encore des fleurs pour la consoler et lui dire qu’on est là, qu’on a été là. A toutes les Jeanne isolées, confinées, à Lucienne aussi, seule dans sa chambre d’hôpital à Bruxelles, on voudrait apporter non pas des roses blanches, mais des roses roses, des bleuets bleus, et tant de belles choses… comme dans la chanson de Salvatore Adamo qui clôture la dernière émission culturelle Tout le Baz’Ar,t spéciale confinement de notre amie Hadja à Bruxelles.