16 avril 2020
Au début de la cinquième semaine de vie sans vie du confinement, une fenêtre s’entrouvre et l’on croit apercevoir une lueur au loin. Et cela nous paraît curieux car bien évidemment, à ce jour, rien n’est moins sûr quant à l’issue. Et pourtant…
Le discours du Président de la France le lundi de Pâques, qualifié le soir même et le lendemain matin par les médias, d’intervention humble et précise, de discours à hauteur d’homme, d’une modestie inédite, cet étrange discours où, après avoir endossé le costume de chef de guerre, le Président s’est glissé dans la silhouette du repenti, contraint à une inhabituelle douceur qui semble suivre à la lettre les indications de son confesseur; cette allocution qui au moment où nous l’écoutions, nous a paru si dissonante, a pourtant eu dès le lendemain matin un effet positif sur notre humeur ! Ou alors c’était le bleu du ciel printanier revenu sur le jardin provençal après un lundi de Pâques si gris ?
Et nous voici donc, en ce début de cinquième semaine de vie sans vie, partagée entre le besoin de perspectives et un scepticisme raisonnable. Partagée entre l’envie de printemps et… le deuil du printemps.
Dans son article à propos du discours présidentiel dans Mediapart, l’écrivain Christian Salmon pointe la théâtralité du chef de l’état et les divers rôles tenus depuis le début de son quinquennat par celui qui aime tant écrire sa propre légende. Selon lui, dans ce dernier discours, Macron a endossé le rôle de l’hypnotiseur : «de son regard de velours, il l’a couvée (la France), et cajolée dans toute son étendue géographique … Il l’a scrutée dans ses recoins les plus sombres.» Car à défaut de médicaments et de sédatifs dont on sait la quasi pénurie, la thérapie de l’hypnose est un ultime recours, une façon d’endormir la France durant un mois en lui susurrant à l’oreille des mots doux et rassurants. A la fin de son article, Salmon revient sur un discours de campagne que Macron avait tenu en janvier 2017 à Clermont-Ferrand où il appelait les Français en une formule surprenante, empruntée au philosophe Alain, à « penser printemps.» Penser printemps ? Trois ans plus tard, écrit Salmon, « la formule fait mal…et le printemps n’est pas celui d’une conquête mais d’un dessaisissement. Il n’apporte pas le regain tant attendu mais la mort… Le monde est en deuil de printemps. Nous le portons en terre avec les milliers de morts du coronavirus. Et ce massacre sans récit nous laisse sans voix. » « Avis de décès du printemps », conclut-il à propos de cet impossible récit.
Le monde est en deuil de printemps. Printemps ou pas printemps ? Et pourtant le printemps…
Et cette oscillation dans laquelle il nous est impossible de trancher, nous renvoie au double sens du pharmakon selon Jacques Derrida. Le pharmakon qui désigne aussi l’écriture, est tout à la fois poison et moyen de guérison. Et dans son ambivalence, pharmakon renvoie à l’ambiguïté que Marcel Proust a si bien su déceler et décliner entre le sublime et ce qu’il nomme volupté. Ambiguïté qui lors du séjour du narrateur à Balbec, resurgit dans le personnage du Baron de Charlus. Au soir tombant, celui-ci rend visite au narrateur souffrant, dans sa chambre du Grand-Hôtel et il lui apporte un livre de l’écrivain Bergotte : « J’aime la nuit et vous me dites que vous la redoutez ; j’aime sentir les roses et j’ai un ami à qui leur odeur donne la fièvre… Je m’efforce de tout comprendre et je me garde de rien condamner… Je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas pénibles, je sais qu’on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas. Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans votre grand-mère… C’est une tendresse permise, je veux dire une tendresse payée de retour. » Le lendemain matin, alors que le narrateur s’apprête à prendre son bain de mer, le Baron de Charlus s’approche à nouveau de lui pour l’avertir que sa grand-mère l’attend aussitôt qu’il sera sorti de l’eau, et il lui dit en lui pinçant le cou, « avec une familiarité et un rire vulgaire : – Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand-mère hein ? petite fripouille !… »
Cette cruauté noire incarnée ici par le Baron de Charlus qui s’efforce de tout comprendre et de ne rien condamner, est un des motifs de La Recherche, au même titre que la question du temps, de la remémoration et de l’expérience esthétique.
Marcel Proust, entre enchantement, lucidité et cruauté?
Et dans tout ce que nous vivons aujourd’hui, il y a cette même part d’indécidable. Entre le désir de printemps ou le deuil de printemps, entre la vie vive et la mort ambiante, c’est l’oscillation que nous avons à vivre. Dans son film Le Bonheur réalisé à l’orée des années ‘60, Agnès Varda avait fait son choix entre désir de printemps et deuil de printemps. Le choix insolent… du bonheur!, accompagné par l’Adagio et fugue en C mineur de Mozart.