Fin décembre à Marseille, les jours semblent longs malgré leur brièveté, et on a l’impression que le temps passe et qu’il ne passe pas à l’instar du virus dont on ne parvient pas à se débarrasser et qui est toujours là. Certains matins, le ciel est lumineux, d’un bleu intense, d’autres fois, il est rose ou ennuagé, mais il a beau faire le ciel, cet hiver, l’ambiance est grise et terne, et les lumières de Noël ne réchauffent pas les cœurs. Fin décembre à Marseille, personne n’a le cœur bien joyeux, le virus qui a modifié tous les paramètres de nos vies depuis presque un an, nous serre le cœur et contrarie notre esprit.
On l’avait oublié de notre lecture adolescente, un des derniers chapitres de La Montagne magique est consacré à la musique. Tout le monde est parti ou presque dans le monde d’en haut: Joachim Zimssen, le cousin de Hans Castorp, est décédé depuis longtemps après un séjour dans le monde d’en bas où il a endossé ses habits militaires; Clavdia Chauchat, la jeune-femme russe aux pommettes hautes et aux yeux bridés, est revenue au sanatorium après une longue absence, compagne à présent du détonant Mynherr Peeperkorn – un hollandais qui a fait fortune dans les plantations de café à Java, un personnage à «l’allure plébéienne et ouvrière» mais aussi «un buste sculpté pour l’éternité», écrit Thomas Mann. Tout le monde ou presque est parti, et après quelques chapitres, Mynheer Peeperkorn meurt lui aussi de ses abus débordants de vie. Clavdia Chauchat disparaît à sa suite, et Hans Castorp sombre alors dans une morosité que vient rompre l’acquisition par le Dr Behrens, d’un phonographe de la dernière génération. Hans se trouve alors une nouvelle passion, musicale cette fois. II écoute Aïda de Verdi et Carmen de Bizet. Et de Schubert, il écoute der Lindebaum, Le Tilleul, cinquième lied du Voyage d’hiver. Un appel à la mort ou l’appel de la mort : nuit profonde, obscurité, le feuillage du tilleul appelle celui qui passe à ses côtés : « Viens près de moi, …Ici tu trouveras ton repos.»
«Connaissez-vous cet état où l’on rêve, en sachant qu’on est en train de rêver, et où l’on tente de se réveiller sans y parvenir ?» demande Hans Castorp à Settembrini au début du roman.
C’est lors de la séance de radiographie dans le laboratoire du sous-sol du sanatorium que Hans prend conscience de son être-pour-la-mort : « Il vit l’intérieur de sa propre tombe, il vit l’œuvre future de la putréfaction (…) ; la chair qu’il habitait, il la vit décomposée, annihilée, évaporée en une vaine nébuleuse.» Et la scène étrange de la vision de l’intérieur du corps s’achève par cette phrase : « La fosse analytique qu’il avait vue béante, s’était refermée.» De la « fosse analytique », il est bien souvent question dans La Montagne magique, et le roman est à la fois proche et distant de la pensée psychanalytique. C’est peut-être une des raisons (inconscientes) de l’intérêt éprouvé pour ce roman au temps de l’adolescence.