20 décembre 2020
Fin décembre à Marseille, les jours semblent longs malgré leur brièveté, et on a l’impression que le temps passe et qu’il ne passe pas à l’instar du virus dont on ne parvient pas à se débarrasser et qui est toujours là. Certains matins, le ciel est lumineux, d’un bleu intense, d’autres fois, il est rose ou ennuagé, mais il a beau faire le ciel, cet hiver, l’ambiance est grise et terne, et les lumières de Noël ne réchauffent pas les cœurs. Fin décembre à Marseille, personne n’a le cœur bien joyeux, le virus qui a modifié tous les paramètres de nos vies depuis presque un an, nous serre le cœur et contrarie notre esprit.
Depuis les premiers jours du confinement, on a tenté à deux reprises, de témoigner de ce que l’on vit en prenant appui sur des œuvres littéraires, Marcel Proust au printemps, Thomas Mann en automne. Au cours des dernières semaines, La Montagne magique, récit d’une expérience de vie hors du monde, a fait écho à nos vies confinées. Arrivé dans le monde d’en haut, au sanatorium Berghof, pour rendre visite à son cousin Joachim Zimssen atteint de tuberculose, Hans Castorp se laisse gagner par la torpeur du temps ralenti, du temps hors du temps – il ne porte plus de montre de gousset, indique Thomas Mann, il a renoncé à avoir des calendriers. Et Hans finit par faire le choix de ce refuge hors du monde où il restera 7 années qui seront interrompues par l’irruption fracassante de la guerre – la Grande Guerre, la Première Guerre mondiale.
Alors, quelques jours avant Noël, on décide de clôturer ce deuxième cycle de chroniques, en suivant au plus près le roman écrit par Thomas Mann «contre» la catastrophe de la guerre : « C’est là que retentit… Il retentit ce coup de tonnerre dont nous avons tous entendu parler, détonation assourdissante issue d’un funeste mélange d’inertie et d’irritation longtemps amoncelées ; et ce coup de tonnerre historique… celui qui fait sauter la montagne magique… en déloge notre héros, ce loir en pleine léthargie ! Tout éberlué, blotti dans l’herbe, il se frotte les yeux en homme qui, malgré bien des avertissements, a omis de lire les journaux.» Hans Castorp revient ainsi dans l’Histoire, et s’amorce alors le retour vers le monde d’en bas : « La tribu des gens d’en haut se rua en catastrophe cinq mille pieds plus bas vers le plat pays mis à rude épreuve ; on écrasait le marchepied du petit train pris d’assaut, au besoin sans bagages, ces derniers s’entassant sur les quais de la gare grouillante… et Hans rejoignit la débandade.»
Et l’on invite alors tous ceux qui se sont lancés dans la lecture de La Montagne magique cet automne, à persister, à continuer, à traverser le temps du roman qui semble immobile mais qui « à sa manière imperceptible et insidieuse, secrète et pourtant industrieuse, avait persisté à sous-tendre des changement», pour atteindre les cinq dernières pages, magistrales, où Thomas Mann décrit la guerre : « Où sommes-nous ? Qu’est-ce que cela ? Où le rêve nous a-t-il déportés ? Crépuscule, pluie et boue ? Rouge incandescent du ciel sombre… »
Où sommes-nous ? Où le rêve nous a-t-il déportés ?
C’est au terme de ces cinq pages au plus près de l’horreur de la guerre, cette «fête mondiale de la mort», que Thomas Mann fait disparaître Hans Castorp dans la brume et la boue, chantant-chantonnant der Lindebaum, Le Tilleul de Franz Schubert. «Et ainsi, dans la mêlée, la pluie et le soir qui tombe, il se dérobe à notre vue.»
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Où sommes-nous ? Où le rêve nous a-t-il déportés ?
Et donc la guerre.
Car c’est bien par l’idée de la guerre, que tout a commencé depuis le discours du Président de la France annonçant le confinement en mars passé. Certes, on le sait et on s’en est défendu dès après cette première allocution, ce que nous vivons n’est pas la guerre, mais c’est un peu comme la guerre. On ne guette pas le bruit des bombes ou des balles mais bien quelques gouttelettes invisibles, susceptibles de nous frapper silencieusement, l’air de rien. Ce qu’on vit n’est pas la guerre, mais comme à la suite des guerres, survient aussi une crise économique qui s’accompagne d’un accroissement de la pauvreté ; et ils sont de plus en plus nombreux ceux qui doivent choisir entre se nourrir et s’habiller, payer le loyer ou se soigner, et avoir recours au Secours populaire. Ce qu’on vit n’est pas la guerre, mais comme en temps de guerre, la vie est mise entre parenthèses, et pour la préserver, on est interdit de bouger, d’embrasser ses proches et de faire la fête. Empêché de voir le visage de l’autre et de donner à voir son propre visage, et ça c’est inédit. Le visage, ce «miracle du cinéma», comme le dit le cinéaste Arnaud Desplechin dans Libération le 7 décembre : «Dès 1916 et l’invention du gros plan, le cinéma a tellement à voir avec le visage qu’il me serait difficile de le masquer. C’est lui, le miracle du cinéma : son apparition sur la toile surdimensionnée de l’écran. La possibilité de découvrir des traits, une peau, des mini-inflexions qui deviennent paysage.» Visages-paysages, dissimulés pour plusieurs mois encore, dont on s’habitue, étrangement, à ne voir que les yeux.
Mais ce qui ressemble le plus à la guerre, c’est l’expérience que l’on fait encore aujourd’hui de la peur plus ou moins diffuse qui nous tenaille depuis presque une année. Car depuis bientôt un an, on est en proie à l’effroi comme jamais encore auparavant, si ce n’est dans nos cauchemars d’enfant née dans une famille où la guerre a laissé son empreinte. Aux premiers jours du confinement du printemps, on a éprouvé cette peur qui est une terreur, et comme tant d’autres on s’est mise à l’abri. «Protégez-vous et protégez les autres » était alors la devise, et cette peur si difficile à nommer, éprouvée comme jamais encore, laissera sans aucun doute des traces en chacun de nous.
Interviewé à propos de son nouvel album il y a quelques jours dans Libé, à la question de dessiner ou pas le virus, Sempé répond : «Le dessiner ? Non, ça me fout une trouille terrible. Au temps de la peste, j’aurais fini dans des maisons où des gens affolés cherchent le salut auprès d’un Seigneur qui se cache. C’est terrifiant, cette histoire. Et qu’est-ce qui ne fait pas peur dans la rue ? Essayez de traverser un boulevard sans respecter les feux rouges. On ne se promène pas impunément l’écharpe au vent en sifflotant.»
Depuis bientôt un an, on ne se promène plus impunément l’écharpe au vent en sifflotant.
Et l’on songe alors que ce qui nous manque le plus en cette saison d’hiver, outre le fait de pouvoir embrasser nos proches et amis à Noël, et de ne voir que la moitié des visages de ceux qui nous parlent et à qui nous parlons, ce qui nous manque le plus, au fond, c’est l’insouciance. Depuis bientôt un an, ce qui nous fait tellement défaut, ce sont ces bulles de légèreté, ces poches d’air léger, imperceptible, évanescent qui ponctuent habituellement nos journées. Depuis bientôt un an, on ne se promène plus impunément le nez et l’écharpe au vent en sifflotant, et voilà ce qui pèse tant.
Alors, pour cet étrange Noël qui arrive, écoutons, réécoutons Der Lindebaum.
C’est bien joli et bien triste
Un regard sans concession et tout en douceur, malgré tout. Merci Fabienne.