On déménage # 2

15 novembre 2021

On déménage #2 – 15 novembre 2021

Arrivée à Marseille, je n’imaginais pas habiter une rue étroite et ombreuse d’où je n’aurais aperçu qu’un bout de ciel. J’ai visé le bord de mer et j’ai vécu au cours des deux premières années sous les toits d’une maison jaune près du Vallon des Auffes. L’espace de mon appartement était vaste et se prolongeait par deux terrasses. De la première on voyait la mer et son bleu délicat sous la lumière rose du matin ; la deuxième ouvrait à l’arrière sur un assemblage de bric et de broc, un morceau d’Italie de maisons hautes de couleur ocre posées sur les collines.

Quand deux ou trois ans plus tard, je décidai de m’installer définitivement à Marseille, je fis le choix des quartiers Nord. Je voulais une maison avec un jardin. Cézanne avait peint l’Estaque, il avait séjourné régulièrement dans une maison que sa mère louait à côté de l’église du village et Robert Guédiguian avait réalisé la plupart de ses films dans les quartiers Nord. Quand je passais en voiture sous les cimenteries de l’Estaque pour aller vers la Côte Bleue, je voyais surgir à l’entrée du site désaffecté la silhouette claudiquante de Marius habillé d’une salopette rouge. C’est donc nourrie de cet imaginaire de peinture et de cinéma (car à Marseille on n’échappe pas aux images et aux histoires, aux constructions fictives ou réelles), que j’envisageai d’habiter ces anciens quartiers ouvriers, ces coins de campagne à la lisière de la ville. Et les larges avenues ponctuées de rond-points flambant neufs de la zone franche qui séparent les trois villages de l’Estaque, de Saint-Henri et de Saint-André me rappelaient certains quartiers herbes folles de Bruxelles quand on emprunte l’autoroute pour quitter la ville. 

La signature de l’acte eut lieu au début du mois de septembre. Dès le lendemain, j’ouvris pour la première fois ma maison et mon jardin. C’était encore l’été, la lumière était vive et les lauriers roses couvraient les tomettes de la cour de fleurs blanches. Marguerite Duras dit que la femme porte une sorte de regard extatique sur sa maison. J’ai vécu trois années à Saint-André et j’ai porté un regard extatique non pas tant sur la maison elle-même que sur son jardin, sur les yuccas géants et le citronnier débordant de citrons en hiver, sur l’olivier et les lauriers aux fleurs blanches. J’ai photographié mon jardin à peu près chaque matin au printemps mais aussi par les journées lumineuses et froides de mistral en hiver. Et c’est lors du confinement du printemps 2020, quand l’ensemble de la planète a été assignée à domicile et moi avec, que mon jardin qui était mon seul extérieur m’est apparu dans toute sa splendeur.

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Alors que j’envisage de quitter la ville, je suis  invitée chez des amis qui viennent d’acheter un appartement dans une rue qui donne sur les quais du Vieux-Port. C’est l’été et de leur minuscule terrasse, une table et deux chaises, on voit ce qui fait tant rêver celui ou celle qui arrive à Marseille :  un bout du port et la forêt de mats élancés des voiliers qui sonnaillent doucement dans l’air du soir.

Parmi les invités, il y a une femme qui paraît assez jeune encore. Avenante et effrontée, les cheveux sauvagement et savamment coiffés, elle parle haut et fort d’une voix rauque et évoque ses trois enfants dont le premier est âgé de trente-deux ans : «  De toute façon moi j’oublie l’âge de mes enfants et j’oublie mon âge aussi », me dit-elle. Cette femme sans âge précis est grand reporter dans la presse parisienne. Elle vient d’acheter une maison à l’Estaque et tout en fumant une cigarette, elle me raconte que la psychanalyste qu’elle consulte à Paris est d’origine marseillaise et que si on tend bien l’oreille, on peut entendre une très légère pointe d’accent. Quand elle lui a fait part de son projet d’achat et qu’elle a commencé de lui décrire la maison qu’elle envisageait d’acquérir, son analyste l’a soutenue dans la description : « – Il y a, c’est vrai, deux platanes dans le jardin juste à l’entrée, et  les murs de la maison sont couverts de crépis jaune et le figuier, etc… » Et son analyste de lui confier ensuite qu’elle avait vécu toute son enfance et son adolescence dans la maison voisine de celle que la femme qui est sa patiente et qui préfère oublier son âge, s’apprêtait à acheter.