31 octobre 2021
Mon premier souvenir d’enfance remonte à l’âge de quatre ans. Nous venions d’emménager dans la maison en briques rouges semblable à toutes les maisons en briques rouges qui bordaient l’avenue fleurie de la petite ville de province où mes parents avaient fait le choix d’établir notre famille surgie de nulle part. A mes yeux d’enfant, le quartier de maisons nouvelles apparu un matin des années soixante au milieu des champs de blé et de betteraves comme une île au milieu de la campagne n’avait rien à voir avec la ville mais trente ans plus tard, il en constituerait pourtant la banlieue proche et aujourd’hui il fait partie de sa périphérie.
Mes parents étaient jeunes encore. Ils avaient grandi pendant la guerre, et s’étaient mariés à la fin des années cinquante. Dans leur résolution de recommencer une vie ailleurs, ils s’étaient laissés porter par un espoir un peu fou, un sentiment obscur. Ce serait pareil quelques années plus tard pour le voyage retour.
J’avais quatre ans et nous venions d’emménager dans la maison nouvelle mais je n’ai aucun souvenir du déménagement. Les impressions premières d’enfance sont de brefs éclats. Ne demeure parfois qu’une scène isolée, une séquence de quelques images taillées dans la réalité comme ces figurines et ces bouts de paysage qu’enfants nous découpions dans les magazines qui traînaient à la maison. J’avais quatre ans et nous marchions ma sœur et moi parmi d’autres enfants le long des maisons en brique rouge. Les jardins n’étaient encore que des buttes de terre recouvertes d’une végétation sauvage. Nous marchions ou plutôt nous sautions dans le gravier gris argent qui recouvrait le trottoir et, pieds nus dans nos sandales, nous foulions des tas de sable qui ressemblaient à des monticules de sucre de canne de couleur orangée. Nous marchions, nous sautions et soudain je m’étais mise à courir en criant : – moi pemière, moi pemière comme si je ne savais pas prononcer la contraction des consonnes p et r. Je jouais à parler comme la fillette que je n’étais déjà plus. Je ne savais pas mon âge alors mais j’avais conscience d’imiter un état antérieur de moi-même. Déjà je savais que le passé était passé.
En réalité, cette scène du groupe de gamins courant sautant sur un trottoir de graviers gris argent dans une ville de province de l’enfance ne constitue pas mon premier souvenir, mais ce qui la distingue ce sont les mots qui y sont accrochés. Mes autres souvenirs des débuts sont muets : ce sont des images arrêtées ou des suites d’images silencieuses agrafées à l’appartement dans lequel nous vivions au bel-étage d’une maison dans une rue d’Anderlecht non loin de la place de la Vaillance. Un de ces souvenirs, et c’est sans doute le premier, antérieur donc à la scène de la bande d’enfants qui courent et sautent dans le quartier de maisons nouvelles, a pour décor un orage d’une fin d’après-midi d’été comme dans le film Rhapsodie en août d’Aki Kurosawa. Deux filles et deux garçons au bord de l’adolescence passent leurs vacances d’été auprès de leur grand-mère dans la campagne non loin de Nagasaki. Au cours de leur séjour, ils découvrent peu à peu l’événement de la bombe par laquelle leur grand-père a trouvé la mort il y a quarante-cinq ans. De ce film, deux séquences me sont restées. Dans la première, la famille court au ralenti sous la pluie battante d’un orage d’été en file indienne derrière la vieille grand-mère qui lutte contre la pluie et les bourrasques et se cramponne à un parapluie déchiqueté. Et dans cette course contre les éléments déchaînés, les silhouettes sont découpées et aplaties comme dans un théâtre d’ombres et leur course et leurs gestes se répètent dans une boucle sans fin. Dans la deuxième séquence, un groupe de Japonais âgés marchent en file. Cassés brisés, ils s’appuient sur leur canne et se dirigent vers le monument qui commémore l’explosion de la bombe, et leur lent défilé sur le poignant Stabat Mater de Pergolese fait penser à La Parabole des Aveugles de Breughel. Comme les personnages du tableau, ils se soutiennent les uns les autres la main posée sur l’épaule de celui qui précède. L’un d’eux est aveugle.
Stabat Mater – la mère du Christ se tient debout
Juxta crucem lacrimosa – en larmes à côté de la Croix
O Quam tristes ac afflicta – O combien elle est triste et affligée.
Mon premier souvenir est donc une scène d’orage d’été réveillée par le film de Kurosawa, à laquelle j’associe une deuxième séquence qui se déroule dans la salle de bain carrelée de jaune de notre appartement en bel étage à Anderlecht. Nous courons sous l’orage, ma mère, ma grand-mère et moi. Et dans cette image, il y a non pas une ombrelle déchiquetée mais une poussette que tient ma grand-mère, à laquelle elle se cramponne et où dort mon frère encore bébé. Nous courons sur le trottoir gris, nous longeons les façades d’immeubles aux soubassements de béton strié ainsi qu’un grillage métallique qui clôt un terrain vague. Nous cavalons sous l’orage sombre comme si c’était la fin des temps et je ne sais où est ma sœur. Ensuite et c’est déjà la deuxième image, nous sommes à l’abri dans la salle de bains et ma grand-mère veuve de guerre est toujours présente. Je ne sais si mon frère bébé est allongé dans l’eau. Je me suis toujours demandé si je n’ai pas souhaité qu’il se noie ce soir-là dans la baignoire ou sous l’orage. Il était né deux ans et demi après moi, il n’est donc pas difficile d’imaginer la jalousie que j’ai pu éprouver vis-à-vis du garçon qui venait de naître. A la même époque, il avait contracté une pneumonie. Il avait fallu l’emmener d’urgence à l’hôpital et ma mère n’avait cessé de raconter qu’il avait failli mourir.
Ces trois événements – la course affolée avec la poussette sous une pluie d’orage ; la scène énigmatique de la salle de bain ; et ce que j’ai imaginé de la mort possible de mon frère bébé, constituent le triptyque de mes débuts.
A peu près au même âge, j’ai voulu grimper aux tentures bleu marine de ma chambre d’enfant, qui étaient parcourues de motifs animaliers, des girafes, des ours et des singes et je me suis caressée au milieu de la nuit en triturant le tissu de mes petites lèvres, imaginant que je faisais de la couture, ce qui m’a procuré une délicieuse et douce sensation d’humidité. J’avais à peine trois ans, c’était peu avant le déménagement. J’ai également le souvenir de ma mère qui entrouvre la porte de ma chambre après sa journée de travail. Elle porte un joli manteau et est chaussée d’escarpins. Elle se penche sur mon lit, je vois son visage glisser au-dessus du mien telle une ombre. Avec ma sœur nous avions joué dans la chambre des parents, je l’avais soulevée et nous étions tombées. J’avais heurté le sommier en métal du lit et je m’étais cassé la clavicule. Ma grand-mère veuve de guerre qui veillait sur nous pendant que maman travaillait pour payer la maison où nous allions habiter bientôt, ma grand-mère qui était une femme robuste et sévère m’avait grondée. Je me souviens aussi avoir voulu creuser un cratère dans le tas de purée de pommes de terre et d’épinards qui garnissait mon assiette alors que ma grand-mère approchait la poêle dans laquelle elle avait fait frire des tranches de lard. Un jet d’huile bouillante avait éclaboussé et brûlé le doigt avec lequel je creusais le puits.
Ces premiers souvenirs de ma petite enfance dans la maison d’Anderlecht sont dénués de langage, aucun mot n’y est accroché, pas même un cri, ou alors un sanglot silencieux.