23 janvier 2021
En décembre, peu avant Noël, on avait fini la lecture de La Montagne magique de Thomas Mann et on avait laissé le héros Hans Castorp disparaître dans les brumes et les marais de la Grande Guerre avec au bord des lèvres quelques vers de Der Lindebaum de Schubert. On avait fermé l’épais volume de La Montagne magique qui nous avait accompagnée tout l’automne, on avait écouté le Winterreise, le voyage d’hiver et on s’était préparée pour Noël et le passage de l’an.
On parlait alors d’une trêve.
On s’était dit qu’il fallait fêter malgré tout cette année surtout. On avait garni le sapin de petites boules d’or et d’argent et de guirlandes et on avait sorti la crèche et les santons car cette tradition de Provence nous enchante comme dans l’enfance. Et on avait clôturé la deuxième série de chroniques du confinement en se disant que cette fois c’était assez basta cosi, et qu’il était temps de passer à autre chose et d’oublier le virus pour qu’il nous oublie. On avait pensé que le passage de l’an nous aiderait à franchir le cap.
On avait laissé les premiers jours de l’année s’écouler doucement, lentement sans trop y penser. On s’était blottie dans l’espoir fragile d’une lueur, mais quand janvier fut venu, quand le froid et la bise furent installés, on s’aperçut qu’on ne pouvait oublier. Car le virus était toujours là, même si désormais la course était lancée entre le virus et le vaccin, V contre V, virus contre vaccin, quelque chose du lièvre et de la tortue au démarrage, elle qui se hâte avec lenteur et lui qui croit de son honneur de partir tard…
Et voilà que la sombre réalité se rappelait à nous cette fois à travers les variants du virus. Et celui-ci devenait anglais, sud-africain, brésilien comme s’il portait maintenant les couleurs d’un drapeau national et qu’il était circonscrit par des frontières. Et à l’annonce des chiffres terrifiants (1600 morts en Grande-Bretagne le 19 janvier !), à la vue des cimetières de terre rouge en Afrique du Sud où l’on craint bientôt de ne plus pouvoir enterrer les morts par manque de place, à l’annonce de l’avancée du couvre-feu à 18h partout en France, première mesure pour endiguer une éventuelle troisième vague en attendant un probable re-confinement, une ombre s’étendit à nouveau insidieusement sur nos jours. Et l’on se dit alors, et on n’était pas la seule à le penser, que c’était long et qu’on ne voyait pas le bout et que plus le temps passait, plus le fardeau semblait lourd à porter. Et comme tant d’autres parmi nos proches, on éprouvait un sentiment indéfini de fatigue et une tristesse à laquelle on refusait pourtant de céder.
Alors cette fois, en ce début d’année, on décide de ne plus se lancer dans un projet au long court sur plusieurs semaines, cette fois, pour la troisième fois, on songe qu’on peut continuer à écrire au fil de lectures qui nous ramènent bien souvent à la situation que nous vivons depuis bientôt un an.
C’est ainsi qu’un soir de janvier, on ouvre Histoire d’une vie d’Aaron Appelfeld.
Né à Czernowitz en 1932, Aaron Appelfeld est mort en Israël en janvier 2018 à l’âge de 88 ans. Cet automne, les Editions de l’Olivier ont publié Mon père et ma mère, récit des années heureuses qui précédèrent la guerre et qui sont comme le prélude enchanté à la catastrophe que conte Histoire d’une vie.
Dans les premiers chapitres d’Histoire d’une vie, Aaron Appelfeld nous livre le chagrin irraisonné qui le saisit à la fin de l’été 1938 à l’âge de cinq ans, le pressentiment funeste que quelque chose s’achevait du temps insouciant de l’enfance. Echappé d’un camp nazi quelques années plus tard, en 1941 à l’âge de dix ans, il raconte son errance d’enfant à travers bois et forêts.
« J’avais sept ans lorsqu’éclata la Seconde guerre mondiale, écrit-il. L’ordre temporel s’en trouva bouleversé, il n’y eut plus d’été ni d’hiver, plus de longs séjours chez les grand-parents à la campagne. Notre vie fut comprimée dans une chambre étroite. Nous restâmes un temps dans le ghetto et à la fin de l’automne nous fûmes déportés. Nous passâmes des semaines sur les routes pour finalement arriver au camp. De l’évasion je parlerai en temps voulu.
Durant la guerre je ne fus pas moi. Je ressemblais à un petit animal qui possédait un terrier ou, plus exactement, plusieurs terriers. Les pensées et les sentiments avaient rétréci. En vérité, une interrogation douloureuse s’élevait parfois en moi – pourquoi et à quelle fin étais-je resté seul ?- mais ces questions s’évanouissaient dans les brumes de la forêt, et l’animal qui était en moi revenait m’envelopper de sa fourrure. »
Et l’on songe alors que pour nous aussi, toutes proportions gardées puisque ce que nous vivons n’est pas la guerre mais nous fait penser à la guerre ou plus précisément aux conséquences qu’aurait une guerre, aux traces que ces événements laisseraient en nous s’il s’agissait d’une guerre ; l’on songe alors que pour nous aussi depuis bientôt un an, il n’y a plus vraiment d’été ni d’hiver et que notre vie est elle aussi comprimée dans une chambre étroite et que nos pensées ont rétréci. Comme l’enfant de dix ans qui erre dans les forêts et se nourrit de fruits des bois, nous aussi, depuis un an, nous ressemblons parfois à un petit animal qui posséderait un ou plusieurs terriers. On pointe le nez dehors, on respire l’odeur du vent, on batifole quelques instants le temps d’une balade à l’air libre le week-end ou d’une après-midi chaleureuse entre amis le dimanche, pour repiquer du nez au moindre danger, se mettre à l’abri comme on peut et s’enfouir dans notre terrier.
Et, comme l’écrit si bien Aaron Appelfeld, on espère alors que dans les moments de détresse qui nous saisissent, si furtifs soient-ils, en nous aussi un animal revient pour nous envelopper de sa fourrure.
*
« Où pouvons-nous trouver la lumière dans cette ombre sans fin ?»
Et tout à coup, il y eut un éclat de lumière : en Amérique, lors de l’investiture de Joe Biden, on vit apparaître un bout de manteau jaune et dans les cheveux un bandeau rouge éclatant. Et l’on entendit une voix ferme, posée, la voix de la jeune poétesse Amanda Gorman scander les mots d’un poème, tandis que ses mains dansaient, désignaient et ponctuaient les mots avec grâce. Et cet éclat de lumière éclaire nos jours.
merci encore une fois fabienne
Merci Colette, tu vois, je reprends un peu de service – c’est pas moi qui veux, c’est la situation…
Merci … tardif Chère Fabienne pour cet éclat de lumière !