Ce texte est le dernier de la série écrite tout au long des confinements, de mars 2020 à mai 2021, car il est temps de passer à un autre temps. Ce dernier texte clôture également la série de textes écrits (et non publiés ici) dans le cadre de l’atelier « Ecrire sur soi » d’Oliver Rohe au sein de l’école « Les Mots. »
Je remercie tous mes ami.es à Bruxelles, à Marseille ou parfois ailleurs qui m’ont lue, écoutée et envoyé des messages.
Tu refuses d’imaginer le futur car à peine esquisses-tu quelques lignes, tu as l’impression d’être aussitôt propulsée dans une autre époque de ta vie. Comme ces figures animées de Myazaki qui traversent l’espace et le temps les cheveux au vent, accrochées mortes de peur à un engin interstellaire qui fonce à travers le firmament. Ou comme Alice tombée dans un puits sans fond, soudain trop grande pour les aventures qu’il lui faut vivre dans un monde devenu trop étroit.
Tu penses au temps qui passe. Avant, tu n’y pensais pas. Avant, tu allais de l’avant, tu courais allègrement comme s’il n’y avait pas de fin. Depuis les premiers jours de la pandémie, quand on s’est mis à scander les chiffres effarants des morts chaque soir aux infos, une indicible mélancolie s’est emparée de toi. Qui ne te lâche pas. La crise va durer, on en a encore pour des années, alors comment pourrais-tu imaginer la suite ? Un magicien a décrété d’un coup de baguette que la crise était presque finie et qu’on pouvait reprendre la vie d’avant, mais tu n’y crois pas et tu ne te réjouis pas de la réouverture des terrasses, des cinémas et des musées. Quelque chose s’est cassé. Tu ne peux écrire un texte qui te projette dans l’avenir car dire le futur suppose des certitudes dont tu te sais dépourvue. Et pour traduire le flottement, tu préfères le conditionnel. Tu ne peux prédire ce que sera ta vie dans quelques années, tu n’as pas envie de te figurer quel sera le monde alors, impossible d’envisager la moindre hypothèse. Mais tu espères que ta vie prolongera celle que tu mènes aujourd’hui. Sans plus. Car tu ne veux plus de révolution, tu rêves de continuité et telle qu’elle est, ta vie te va. Tu aimerais que le temps s’écoule lentement. Que les saisons glissent imperceptiblement comme les nuages dans le ciel, même si le gris persistant de ce printemps inhabituellement pluvieux affecte ton moral. Tu aimerais vivre chaque jour pour ce qu’il est : une simple succession de moments. Sans plus. Une vie qui ressemble à ta vie actuelle mais sans les vrombissements des moteurs sur l’autoroute au loin quand tu t’éveilles le matin. Sans les violences qui explosent parfois dans ton quartier et personne ne sait pourquoi – parce que c’est presque l’été et qu’à Marseille la chaleur enflamme et rend tout incandescent ? Sans les voitures arrêtées au coin de ta rue avec des types bizarres au volant, dans l’attente d’on ne sait quelle négociation avec le bureau de vente situé au fond de l’impasse sous tes fenêtres. Dans cinq ans, tu le sais, tu auras quitté la ville. Et tu vivras dans une maison aux murs épais dans un village posé au milieu d’un paysage bordé de collines vert sombre avec au loin une montagne qui rappelle le Mont Fuji coiffé non pas de neige mais de pierres blanches. Et au crépuscule, tu écouteras le chant des oiseaux et le cri lancinant du hibou petit-duc qui perce la nuit. Et tes nuits seront silencieuses. Et la nature sera ton jardin.