Dans une vidéo transmise il y a quelques semaines par notre amie journaliste à Bruxelles, on voit Patrick Bruel errer dans les locaux déserts du quotidien Le Soir. Ambiance de crépuscule, face à la caméra, le chanteur chuchote, l’index posé sur ses lèvres: « On est dans les locaux du journal Le Soir. » Puis il se tourne et glisse son regard vers le fond de la salle et les cloisons de séparation de l’open space de la rédaction qui ressemble à un vaste réfectoire vide. Puis il se met à frapper dans ses mains : « Allez, allez», crie-t-il, « on arrête de déconner, tout le monde sort, arrêtez de vous cacher, là ! », et dans la voix joueuse du chanteur, on entend poindre l’angoisse.
Et il se tourne vers nous avec cette question : « Mais quand est-ce qu’ils reviennent tous ? Quand est-ce qu’on reprend la vie normale ? » Et cette exhortation à arrêter de déconner et de se cacher, est celle d’un enfant qui se retrouve soudain seul dans la cour de récréation vide de l’école. Un enfant, tels ceux que dessine Sempé, à qui tout le monde aurait fait la blague de disparaître et pour qui le lieu familier, d’habitude bien vivant et bruyant, est à présent désert. Un enfant qui, confronté à cette mauvaise plaisanterie, supplie que le jeu a assez duré et qu’il faut que cela finisse maintenant car il a peur et il va hurler.
On en est là après un an. On a envie de hurler, de crier que cela suffit et que le jeu a assez duré. Un an à résister, à lutter pour préserver la vie. Un an à s’épuiser à vivre en vivant moins, et au bout de cette année, on ne sait plus très bien à quelles sources, à quelles ressources puiser encore. Un an, et cette impression persistante que la surface de nos vies s’est réduite, que quelque chose s’est terni et que la vie psychique elle-même a fini par être atteinte, qu’elle est parfois éteinte.
Car c’est notre désir qui est touché au coeur. On ne peut plus voir loin, on ne peut plus se projeter au-delà des huit ou dix jours à venir, ou vers un lieu géographiquement éloigné de là où nous vivons. Le temps et l’espace sont quadrillés et ce qui était infiniment possible, l’espace même de nos rêves, s’est réduit comme la peau de chagrin acquise par Raphaël de Valentin, le héros de Balzac: pour vivre longtemps, ne brûlez surtout pas vos désirs ! Depuis un an, notre désir est prié de bien choisir ses objets et de se contenter des plus proches et des moindres. Prié d’être raisonnable et de se tenir coi. Comme les enfants à qui l’on dit qu’il ne faut surtout pas courir au-delà du périmètre désigné, et qu’il faudra rentrer avant que le soir ne tombe. Des enfants empêchés en permanence, à qui l’on apprend à vivre dans la contention, la rétention.
« On a décidé de prendre des décisions » a dit le porte-parole du gouvernement français selon Libération de ce jeudi 18 mars. On a décidé de prendre des décisions ? Et ce n’est même pas le premier avril ! Le lendemain, le Premier Ministre annonce un re-confinement dans 16 départements, comme l’Italie une semaine avant, comme la Pologne maintenant ou la Belgique demain, mais cette fois, en France, on pourra bouger sans limite de temps, et dans un espace délimité.
Et au milieu de ce marasme attendu – car les décisions décidées sont bien entendu attendues, tout à coup, une surprise, un cadeau. Au milieu du marasme, on entend soudain la belle voix chaude de Rebecca Manzoni sur Inter et sa manière unique de faire entendre chaque vendredi dans Tubes and co, une chanson, un bout de musique Ce matin, elle nous présente La maison près de la fontaine de Nino Ferrer, écrite en 1972. « Le jour se lève dans la campagne française et cela sent l’herbe coupée, au loin il y a un truc qui fait bourdon, on entend les oiseaux… C’est que du délicat et du cœur serré », dit-elle. Elle nous dit aussi que la mélodie de la chanson s’inspire d’un thème de marche funèbre de Louis Armstrong dont on entend la trompette, ainsi que d’une chanson italienne Povero Christo, qui nous rappelle que Pâques c’est déja dans une semaine.
La chanson est brève, elle se compose d’un couplet ou deux à peine :
La maison près de la fontaine
Couverte de vignes vierges
Et de toiles d’araignée
Sentait la confiture et le désordre
Et l’obscurité
L’automne
L’enfance
L’éternité
… et déjà la chute :
La maison près des HLM
A fait place à l’usine
Et au supermarché
Les arbres ont disparu, mais ça sent l’hydrogène sulfuré
L’essence
La guerre
La société
C’n’est pas si mal
Et c’est normal
C’est le progrès
La Maison près de la fontaine, c’est « le bonheur et le chagrin qui vont bras dessus bras dessous », dit Rebecca Manzoni. Et on se dit que pour nous aussi, comme dans la chanson de Nino Ferrer qui exprime si bien et en si peu de mots la transformation des lieux et le désenchantement, pour nous aussi en cette année particulière de la pandémie, le bonheur et le chagrin vont bras dessus bras dessous. Et cahin-caha, bras dessus bras dessous, le cœur serré, on continue le chemin.
Ravie de te relire chère Fabienne ! Je t’embrasse, C.
Merci ma chère Caroline!
Quelle belle surprise, Fabienne. Revoilà le texte écrit et lu du dimanche matin, des mots, des notes, partagés qui ouvrent nos espaces. Merci ! Nicole.
Merci ma chère Nicole, pour ta lecture.
Des bises du printemps à Marseille!