18 avril 2020
Quelques jours après les premiers jours de la vie sans vie du confinement, éveillée au milieu de la nuit, on s’était dit qu’on n’allait pas déjà compter les jours et qu’on ne pourrait pas continuer à compter les morts. Car chaque jour, les morts s’ajoutaient aux morts et aujourd’hui encore, chaque jour, les morts s’additionnent aux morts jusqu’à atteindre des chiffres inouïs. Au fil des jours qui se sont superposés aux jours, on a vécu au rythme de cet insupportable comptage. Et tout à coup, à la veille du sixième week-end de vie sans vie, on se surprend à compter le temps qui reste, ce « temps vain vain qui tombe brutalement à l’envers » comme l’écrivait Hélène Cixous il y a quelques jours. A la veille du sixième week-end de vie sans vie, on commence le comptage à l’envers, le comptage à rebours, car il reste quatre semaines jusqu’à la date annoncée du début de la fin du confinement. Et l’on se dit: quatre semaines pour vivre et profiter de la vie protégée.
Au matin du premier jour du sixième week-end, on apprend la disparition d’un grand équilibriste de la chanson française : Christophe, le sculpteur des sons, à la voix si haut perchée. Mort à l’âge de 74 ans non pas du coronavirus mais d’un amphysème dont il souffrait depuis longtemps. Et les titres de son dernier disque font écho au temps présent : Les vestiges du chaos, Comme si la terre penchait. Comme si la terre penchait…
Mais pour David Hockney entendu le matin du jour d’avant sur France Inter, la terre ne penche pas. Le peintre anglais séjourne en Normandie depuis le 2 mars passé. Il y est arrivé au début du printemps et il a commencé à dessiner les arbres décharnés desquels jaillissent désormais des bourgeons et des fleurs. «Des poiriers, des pommiers, des cerisiers et des pruniers en fleurs. Et aussi des aubépines et des prunelliers.» Il parle de sa maison et du jardin comme une «rencontre attendue et espérée depuis si longtemps.» Et les dessins qu’il réalise avec son ipad ont quelque chose d’enfantin. «Pourquoi mes dessins sont-ils ressentis comme un répit dans ce tourbillon de nouvelles effrayantes?, demande-t-il. Ils témoignent du cycle de la vie qui recommence ici avec le début du printemps. J’ai 83 ans, et je vais mourir. On meurt parce qu’on naît. J’aime la vie.»
On meurt parce qu’on naît. J’aime la vie.
Et de la Normandie où David Hockney dessine le printemps, on revient au Balbec de Proust.
Alors qu’on a bientôt fini de lire A l’ombre des jeunes-filles en fleurs, on s’arrête une dernière fois au voyage du narrateur à Balbec. Un voyage entre enchantement et désenchantement, où il apparaît que Proust est aussi l’écrivain de notre temps. Car le narrateur avait rêvé de voir l’église de Balbec qu’il ne connaissait que par des photographies. Il avait associé l’église à la mer, et il découvre son clocher au milieu d’une place de village : « Ce clocher que, parce que j’avais lu qu’il était lui-même une âpre falaise normande où s’amassaient les grains, où tournoyaient les oiseaux, je m’étais toujours représenté comme recevant à sa base la dernière écume des vagues soulevées, il se dressait sur une place où était l’embranchement de deux lignes de tramways, en face d’un Café qui portait, écrit en lettres d’or, le mot : Billard ; il se détachait sur un fond de maisons aux toits desquelles ne se mêlait aucun mât. Et l’église … faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin d’après-midi, dans laquelle la coupole moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau rose, dorée et fondante… De même, mon esprit qui avait dressé la Vierge du Porche hors des reproductions que j’en avais eues sous les yeux … s’étonnait de voir la statue qu’il avait mille fois sculptée, réduite maintenant à sa propre apparence de pierre, occupant par rapport à la portée de mon bras une place où elle avait pour rivales une affiche électorale et la pointe de ma canne, enchaînée à la Place, inséparable du débouché de la grand-rue, ne pouvant fuir les regards du Café et du bureau d’omnibus, recevant sur son visage la moitié du rayon de soleil couchant – et bientôt dans quelques heures, de la clarté du réverbère – dont le bureau du Comptoir d’Escompte recevait l’autre moitié, gagnée en même temps que cette Succursale d’un Etablissement de crédit, par le relent des cuisines du pâtissier…Et c’était elle enfin, l’œuvre d’art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais métamorphosée, ainsi que l’église elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides.»
Loin du caractère impressionniste de l’écriture de Proust, on le découvre ici en observateur minutieux et précis d’une modernité qui nous est familière. Dans ce passage, il est précurseur d’une esthétique plus contemporaine du collage et, ce faisant, l’écrivain touche à une autre humanité. Car quoi de plus banal, quoi de plus réel, quoi de plus matériel aussi, qu’une place de village avec en son centre une église, des rails de tramways qui se croisent, des enseignes de café, une affiche électorale, une succursale d’un établissement bancaire et des odeurs de pâtisserie? C’est bien une place d’une petite ville du nord de la France que Proust décrit ici, mais ce pourrait être aussi une place communale à Bruxelles ; et on ne sait pas très bien si c’est la statue, l’œuvre d’art immortelle si longtemps désirée ou l’église elle-même qui est métamorphosée en une petite vieille de pierre dont le narrateur peut compter les rides.
Une petite vieille de pierre dont on peut compter les rides.